C’est un fait connu : l’enthousiasme suscité par l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai 1981 fut de courte durée. Ceux qui s’imaginaient qu’une ère politique nouvelle allait s’ouvrir déchantèrent rapidement. Dès le mois de décembre 1981, l’absence de condamnation officielle de l’intervention militaire en Pologne fut perçue dans de larges fractions du monde culturel comme le signe d’un véritable renoncement aux valeurs de gauche. Et très vite, un constat s’imposa aux principaux intellectuels critiques de la période : les socialistes étaient incapables de gouverner autrement et de rénover la pratique du pouvoir. Ils trahissaient ceux qui les avaient élus et ce pour quoi ils avaient été élus. Mais pourquoi ? Et comment expliquer un tel désastre ? Ces questions ont véritablement hanté, parmi d’autres, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze. Tous les trois consacrèrent de très nombreux entretiens et de très nombreux textes à essayer d’y répondre. Et il est frappant de constater qu’ils désignèrent un même phénomène : la fermeture sur lui-même du champ politique, l’instauration d’une coupure entre les gouvernants et les gouvernés – l’autarcie du parti socialiste.
Dans divers entretiens parus entre 1981 et 1984, Michel Foucault explique ainsi « l’échec » des socialistes par leur incapacité à « travailler avec » les intellectuels : le parti socialiste fut trop obsédé par ses « luttes internes » et ses alliances partisanes (notamment avec le Parti Communiste). L’élaboration des « programmes », des « textes » et des « projets » se décida en fonction des jeux d’appareils. Au lieu de faire un « effort de réflexion » et d’essayer d’établir de véritables « rapports de travail » avec les « mouvements de recherche », les socialistes se sont contentés de ressortir de « vieux fonds de tiroirs idéologiques ». Ils ne surent ni être à l’écoute du monde, ni engager le moindre « dialogue avec les intellectuels, jamais ». Foucault poursuit : « Si, un jour, l’un d’eux avait décroché son téléphone et m’avait demandé si l’on pouvait discuter, par exemple, de la prison ou des hôpitaux psychiatriques, je n’aurais pas hésité une seconde ». Mais les partis politiques ne parviennent pas à se mettre dans un tel état d’esprit. Pour eux, l’intellectuel est là « pour donner son soutien au moment des élections ». On ne lui demande rien d’autre. « Très exactement », précise Foucault, « on lui demande de ne rien dire d’autre. » La critique de Foucault ne porte pas uniquement sur le parti socialiste. Ce sont la fonction et le fonctionnement des partis en général qu’il entend mettre à la question : « Je n’ai pas l’impression que les partis politiques aient produit, dans l’ordre de la problématisation de la vie sociale, quoi que ce soit d’intéressant. » Et Foucault de continuer : « On peut se demander si les partis politiques ne sont pas l’invention politique la plus stérilisante depuis le XIXème siècle. La stérilité politique intellectuelle me paraît l’un des grands traits de notre époque ».
Pierre Bourdieu formulera un constat en tous points similaire. A partir du début des années 1980, il ne cessera lui aussi de critiquer « l’autonomisation » croissante du champ politique, son enfermement de plus en plus complet sur lui-même, ses jeux « internes » et ses enjeux « spécifiques ». Les hommes politiques ne communiquent plus avec le « monde extérieur ». Ils vivent en huis-clos. Les « programmes » et les « plates-formes » dits de « gauche » ne sont jamais élaborés en résonnance avec les mouvements sociaux. Ils ne servent qu’à assurer la « reproduction de l’appareil et de ses dirigeants ». De surcroît, la « logique organisationnelle » des partis engendre une séparation entre les « professionnels » et les « citoyens » qui dépossède tout un ensemble d’individus de la capacité à former et à exprimer une opinion politique légitime. Les appareils politiques, « qui étaient conçus comme des instruments de libération », ne sont dès lors bien souvent rien d’autre que des « instruments de domination ». Enfin, au lieu d’écouter les intellectuels, qui sont pourtant les plus à même de donner « une force politique à la critique sociale », les apparatchiks en général, et les apparatchiks socialistes en particulier, ne cessent de les dénoncer comme « irresponsables ». Pour ces hommes et ces femmes d’appareils, le mouvement est censé venir « d’en haut », quand la démocratie exige, à l’inverse, « d’accompagner l’invention politique quotidienne » qui vient d’en bas : « Il y a plus d’invention politique dans une institution comme ‘‘SOS Grands-mères’’ que dans deux ans de travail d’une commission du Plan, ou dans vingt rapports de Monsieur X ou Monsieur Y, sans parler des congrès d’apparatchiks ». Aux yeux de Bourdieu, les hommes politiques devraient cesser de se comporter comme des « ingénieurs ». Ils feraient mieux de se penser comme des « jardiniers », qui guettent et assistent ce qui naît sur le terrain social.
Ce n’est pas sur le fonctionnement des partis politiques, mais sur le rôle de l’administration que Gilles Deleuze concentrera l’essentiel de son regard. Dans Pourparlers, Deleuze écrit en effet que beaucoup attendaient d’un régime socialiste un « nouveau type de discours. Un discours très proche des mouvements réels, et capable dès lors de se concilier ces mouvements, en constituant les agencements compatibles avec eux ». La gauche fut incapable d’être fidèle à cette promesse. Elle ne parvint pas à « épouser » les mouvements qui agitaient le champ social et à faire écho aux nouvelles questions qui s’y posaient. Et c’est, selon Deleuze, à cause de l’administration que « l’information » ne « circula » pas : « Les corps de fonctionnaires, les corps de responsables ont toujours été de droite en France. Si bien que, même de bonne foi, même jouant le jeu, ils ne peuvent changer leur mode de pensée ni leur mode d’être ». C’est la raison pour laquelle la gauche aurait eu besoin « d’intercesseurs ». Au lieu de rester enfermés au sommet de l’Etat, les socialistes auraient dû créer des « circuits parallèles, des circuits adjacents » et nouer des contacts forts avec les « intellectuels » : «Mais tout ce qui s’est fait dans cette direction, ça a été des prises de contact amicales, mais très vagues ».
Comme l’a montré Didier Eribon dans D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Foucault, Bourdieu et Deleuze ont toujours lié leur réflexion sur les conditions de possibilité d’un gouvernement « de gauche », ou « favorable à la gauche », à une analyse du rôle de l’intellectuel. Pour qu’une logique de gauche l’emporte, il ne suffit pas que les partis s’ouvrent vers l’extérieur. Il est également nécessaire qu’ils trouvent des interlocuteurs capables de proposer de vraies pistes de réflexion. Autrement dit : l’invention de nouveaux rapports entre gouvernants et gouvernés est aussi de la responsabilité des intellectuels. Ceux-ci doivent sortir des postures contre-productives ou nuisibles, comme celle du « compagnon de route » qui se contente de relayer le point de vue des gouvernants, ou celle, faussement subversive, qui consiste à faire l’éloge populiste des luttes sociales et des savoirs spontanés qui y naissent, sans jamais prendre avec eux la moindre distance. L’intellectuel ne doit jamais se mettre au service d’une organisation ou d’un mouvement préexistant. Son travail consisterait plutôt à établir, pour reprendre les termes d’Eribon, des « liens » et des « points de contacts » entre des acteurs qui, d’ordinaire, dans le monde social, s’ignorent et s’opposent. Pierre Bourdieu le disait ainsi : le chercheur doit travailler à « une invention collective des structures collectives d’invention ». Ainsi, au lieu de choisir entre la transformation politique et la critique radicale, la tâche de l’intellectuel est de favoriser leur articulation. Et par là même l’élaboration de réformes qui répondront aux attentes des gouvernés et donc aux exigences démocratiques.