Pourquoi Bourdieu nous manque

Article paru dans Le Monde des Livres du 8 février 2008 :

On me dit : « Quelle chance tu as d’arriver dans un paysage intellectuel en plein renouveau ! ». Et c’est vrai que la pensée critique semble aujourd’hui en pleine effervescence, après ce que beaucoup ont vécu comme un long hiver.

Une efflorescence éditoriale a (enfin !) fait connaitre en France un ensembled’auteurs et de livres (Stuart Hall, Judith Butler, etc.) qui comptaient depuis longtemps dans le champ théorique international. Et l’on voit apparaître ou réapparaitre à l’avant-scène – en raison surtout du vide laissé par la disparition de Bourdieu et Derrida – des gens qui affirment renouer le lien avec l’héritage de mai 68 (Badiou, Rancière, Negri, etc.). Même la fraction néo-conservatrice de la gauche intellectuelle, qui n’avait pas ménagé sa peine jusqu’alors contre tous ceux qui cherchaient à faire vivre la tradition de la pensée critique, essaie désormais de se présenter comme le creuset d’une « nouvelle critique sociale ». Bref, l’ « espace public préfabriqué, écrasant, réactionnaire » (Gilles Deleuze) qui s’était constitué à partir du début des années 1980 contre l’esprit des années 1960 et 1970 serait en train de se fissurer à son tour. Un vent de création et de subversion soufflerait à nouveau. Et les chercheurs de ma génération devraient tous s’en réjouir.

Ce n’est certes pas faux. Pourtant, je ne puis m’empêcher d’éprouver un sentiment de malaise. Car quelque chose ne va pas. Comment ne pas remarquer en effet la facilité avec laquelle des auteurs ou des concepts circulent entre les différents pôles, apparemment opposés, de l’espace intellectuel ? Par exemple l’idée que le capitalisme moderne sécréterait à la fois la « crise du lien social », l’«individualisme » et la « désaffiliation », et qu’il faudrait restaurer du «commun » (thème commun aux revues Esprit et Multitudes) ou de «l’ordre » contre la prolifération anarchique des mouvements sociaux et culturels (thème commun à Marcel Gauchet et Alain Badiou).

Au fil du temps, l’existence d’une étrange solidarité politique et théorique entre la gauche qui se dit radicale et la gauche qui se voudrait réformiste, et même une certaine droite, m’a semblé de plus en plus flagrante.

Et il m’est apparu comme une évidence que leurs structures communes de pensée, la proximité parfois si frappantes de leurs énoncés, venaient de leur hostilité partagée à l’encontre de Bourdieu. Tous se constituent et se définissent – implicitement ou explicitement – contre Bourdieu. De tous côtés, c’est Bourdieu qu’on attaque, qu’on critique, qu’on cherche à évacuer. Et ce sont les mêmes objections que, d’un côté comme de l’autre, on ressasse. Un exemple parmi tant d’autres : la dénonciation de son « déterminisme » au nom de l’« autonomie des acteurs » – que cela prenne la forme d’une « sociologie de la justification » (inspirée du personnalisme chrétien de Ricœur) ou d’une exaltation populistedes paroles spontanées (inspirée de Jacques Rancière). L’œuvre de Bourdieu, et tout ce qu’elle a représenté, hante le monde intellectuel comme un spectre que tous se donnent pour tâche de conjurer ensemble.

C’est pourquoi la situation actuelle, qui aime à se donner pour une époque de renouveau, pourrait bien n’être qu’une des dernières ruses de la raison conservatrice. Loin d’être la renaissance de la vivacité critique, elle est un retour au passé. (Et qu’on n’imagine surtout pas que je voudrais opposer les « jeunes » aux vieux » : ce sont souvent des jeunes qui font revenir avec enthousiasme ce que je considère comme des formes archaïques de la pensée de gauche – et qui ne sont neuves qu’à leurs yeux).

Hélas, ceux qui se réclament de Pierre Bourdieu portent dans cet état de choses une lourde responsabilité : à force de communier dans la défense de « l’autonomie de la recherche » et « du monde savant » contre les demandes et les attentes d’un public« profane » (militants, éditeurs, journalistes), ils se sont presque totalement repliés dans l’université et ont déserté le champ de la bataille. La constitution d’un espace intellectuel fondamentalement anti-bourdieusien, autour de discours et d’approches qui sont en régression évidente par rapport aux analyses si complexes et si puissantes de Bourdieu, s’opère avec la complicité objective de ses disciples. Si l’injonction est forte dans l’espacepublic d’oublier Bourdieu, elle l’est tout autant chez les bourdieusiens d’oublier l’espace public. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas pour moi de demander qu’on répète Bourdieu : il est un point de départ et non d’arrivée. Mais il nous incombe d’inventer à partir de ce qu’il nous a légué un espace public transformé. Un espace qui échapperait à l’étau que referment sur nous la résurgence des fausses radicalités d’autrefois et l’omniprésence stérilisante des experts de la gauche socialiste.

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