Depuis quelques années, Christian Laval est régulièrement invité à parler du néolibéralisme. Sans doute parce qu’il a publié en 2007 l’Homme économique puis, en 2009, avec Pierre Dardot, La Nouvelle Raison du monde, qui se présente comme un essai sur les « racines du néolibéralisme », on le considère – à tort – comme un « expert » sur ces questions. Je voudrais ici inviter à interroger l’état de la gauche intellectuelle, critique et radicale actuelle lorsque celle-ci fréquente et invite Christian Laval. Je vais me contenter de donner quelques citations de lui, extraites de son « article » paru récemment dans La Revue du Mauss et de la Nouvelle Raison du Monde, où s’entremêlent références de droite et même de droite dure (Laval cite souvent Gauchet dans ses livres, mais aussi Pierre Legendre), délires psychanalytiques (Charles Melman, Dany-Robert Dufour, etc.) et sociologie réactionnaire (Ehrenberg, etc.) pour déboucher sur un radotage animé par des pulsions autoritaires, potentiellement fascisantes et en tous cas fort inquiétantes. Tout cela forme une « critique » réactionnaire, ou, mieux, lacano-personnaliste (l’oxymore s’impose) du néolibéralisme. J’espère que ce pot-pourri de quelques citations édifiantes produiront un effet de sidération, et inviteront ainsi à une réflexion radicale sur l’espace de la théorie critique contemporaine.
Extraits de Christian Laval, « Le nouveau sujet du capitalisme », La Découverte | Revue du MAUSS
2011/2 – n° 38 pages 413 à 427.
« La société néolibérale est un monde d’uniques et de particuliers, où chacun est sa différence : l’Autre c’est soi, soi c’est l’Autre. On ne peut se rapporter à l’autre que comme étant soi-même Autre. La télévision offre de singuliers moments où le « monstre », quel qu’il soit, devient la figure exemplaire de l’individu de marché : criminel en série, héros absurde d’un exploit dérisoire, pervers politique intégral, déviants et souffrants en tout genre. » (p 419)
« Les autorités religieuses et politiques sont discréditées avec le prestige des énoncés sans auteur qui disent le bonheur prochain et intégral sur terre par simple application de lois scientifiques et de recettes gestionnaires. Discours marchand et discours de la science se complètent pour constituer ce que le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun appelle « un monde sans limites » [Lebrun, 1997]. L’impossible, qui est propre au langage, lequel ne s’accorde jamais avec les choses, s’efface ainsi devant le fantasme de toute-puissance, lequel est soutenu socialement par les mécanismes économiques de la marchandisation et de l’endettement [ibid., p. 122]. C’est ce qui fait dire à certains psychanalystes que nous entrons dans un univers où la déception propre à l’ordre symbolique qui caractérise le névrosé en butte à l’inadéquation de la chose à son désir est remplacé par une relation perverse à l’objet fondée sur l’illusion imaginaire de la jouissance totale. Au monde des interdits et des frontières qui caractérisaient l’institution des places sexuelles et générationnelles, s’est substitué un monde organisé par la graduation du plus et du moins, un univers de la quantité qui est celui de la science comme de la marchandise. Le sujet est ainsi conduit à osciller entre les tentations perpétuelles encouragées par les facilités sociales de la cupidité et les freins qu’il peut s’imposer à lui-même par un calcul d’intérêt. » (p 420-421)
« La formation du nouveau sujet n’emprunte plus les mêmes voies normatives de la famille œdipienne et névrotisante, exposée qu’elle est à tous les vents dispersants et individualisants des sollicitations marchandes. Le père n’est souvent plus qu’un étranger ou un vieillard désavoué pour n’être pas au courant de la dernière tendance du marché et de la technologie. Le point névralgique, pour les psychanalystes, reste celui du caractère indisponible d’une figure de l’Autre – le plan symbolique – afin de détacher le petit humain du désir de la mère et le faire accéder, par le truchement du père symbolique et du père réel, au statut d’un sujet de la loi et du désir. Avec la défaillance des figures religieuses puis politiques, il n’y aurait plus, dans le social, d’autres références communes que le marché et ses promesses. » (p421)
« Tout s’équivalant, tout étant monnayable et négociable, il n’y a plus d’interdits. Tout est possible, mais aussi tout est douteux, parce que rien ne fait plus loi pour personne. Le fait de tout transformer « en affaires » [Chémama, 1994] comme l’apologie constante de la transgression en seraient autant d’indices. En somme, la pensée psychanalytique en est venue à mettre en rapport la « nouvelle économie psychique » avec l’extension de la logique marchande et financière dans les formes radicales du capitalisme contemporain. Selon Charles Melman, on est ainsi passé d’une économie organisée par le refoulement à une économie organisée par « l’exhibition de la jouissance » [Melman, p. 18-19]. La perversion qui se marque cliniquement au fait de consommer des partenaires comme des objets qu’on jette dès qu’on les estime insuffisants serait même devenue la norme sociale [ibid., p. 67]. L’affaiblissement de l’idéal enliserait le désir dans la simple envie des biens possédés par les semblables, dans cette avidité que Hobbes déjà désignait comme la marque de la société de son temps. On ne peut, ici encore, que souligner la continuité de ces réflexions avec la tradition sociologique. » (p421-422)
-Extraits de La nouvelle raison du monde :
« Le rapport entre générations comme le rapport entre sexes, autrefois structurés et mis en récit par une culture qui distribuait les places différentes, sont devenus pour le moins incertains. Aucun principe éthique, aucun interdit, ne semble plus tenir face à l’exaltation d’un choix infini et illimité. Placé en état ‘d’apesanteur symbolique’, le néosujet est obligé de se fonder lui-même, au nom du libre choix, pour se conduire dans la vie. Cette convocation au choix permanent, cette sollicitation de désirs illimités fait du sujet un sujet flottant : un jour il est invité à changer de voiture, un autre de partenaire, un autre d’identité, un autre encore de sexe, au gré du jeu de ses satisfactions et insatisfactions » (448)
« L’affaiblissement de tout idéal porté par les institutions, cette ‘’désymbolisation’’ dont parlent les psychanalystes, donne naissance selon certains à une ‘‘nouvelle économie psychique’’ » (448)
« Il n’y a plus dans le social d’autres références communes que le marché et ses promesses. A bien des égards, le discours capitaliste entrainerait une psychotisation de masse par la destruction des formes symboliques » (p 449)
J’arrête ici pour éviter l’indigestion. Je rajouterai régulièrement des citations nouvelles.
Mise à jour : https://geoffroydelagasnerie.com/2014/01/02/mise-au-point-neoliberalisme-critique-du-neoliberalisme-et-theorie-critique/