A l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu, j’ai accordé un entretien à la revue brésilienne Cult. Le voici :
1. Quelle est l´importance du journalisme pour le débat intellectuel? Comment expliquer aujourd’hui l´éloignement de plus en plus grand entre ces deux instances?
Lorsque l’on réfléchit sur le journalisme, on insiste souvent sur les censures qu’il exerce. Mais la contribution essentielle du journalisme réside dans le fait qu’il s’agit d’une instance extérieure à l’Université. Il représente un espace d’accueil pour les œuvres, les auteurs, les questionnements en rupture avec les normes académiques. Il fait vivre une forme de pluralisme intellectuel. C’est la raison pour laquelle les auteurs innovants se sont souvent appuyés sur les médias pour s’imposer contre le conformisme universitaire.
Je n’établis pas une opposition entre le journalisme et le débat intellectuel mais entre les médias et l’Académie. Depuis 20 ans, ces espaces se ferment sur eux-mêmes. Ce qui aboutit à une disparition du débat intellectuel tel qu’il existait dans les années 1960 et 1970, et qui avait pour propriété de déstabiliser les frontières entre l’Université et son dehors, entre le savoir et la politique, entre les universitaires et les publics.
2. Pourquoi est-ce qu´il y a eu un revirement d´intellectuels comme Bourdieu, Derrida, Foucault et Deleuze dans leur rapport aux médias? S´agissait-il de maintenir le statu quo?
À partir du milieu des années 1970, on a assisté à une multiplication des journaux et donc à l’émergence des médias comme pôle de consécration alternatif à l’Université, et par là même susceptible de produire un brouillage des hiérarchies (on l’a vu avec la promotion des « Nouveaux Philosophes »). Bourdieu, Foucault, etc. ont réagi à cette situation en contestant au journalisme le droit de juger les œuvres. Ils ont voulu réaffirmer un monopole des universitaires sur l’évaluation légitime.
3. Est-ce qu’ils ont créé, et notamment Pierre Bourdieu, une espèce de fétichisme de l’université?
En installant l’idée selon laquelle défendre la pensée impliquait de défendre l’Université contre le « dehors », ils ont contribué – et Bourdieu particulièrement – à faire croire que l’Université était le lieu naturel de la recherche. L’institution académique est apparue comme un espace de résistance contre l’essayisme et les fausses valeurs. Cette rhétorique a empêché de mener une investigation critique sur les pratiques académiques. Les normes disciplinaires ont été considérées comme des remparts contre les impostures et non comme des problèmes. Et pourtant ! Elles-aussi sont dangereuses et violentes. Et il existe des impostures académiques comme il existe des impostures médiatiques.
4. Bourdieu a été le plus efficace des quatre?
Pierre Bourdieu ne s’est pas contenté de textes de circonstance. Il a fait de ce problème l’un des thèmes centraux de sa réflexion, à travers le concept d’ « autonomie ». Il a élaboré cette idée selon laquelle la condition de l’innovation résidait dans la fermeture sur lui-même du « champ scientifique » : les chercheurs doivent élaborer leurs travaux dans le cadre d’une discussion interne avec leurs « pairs » et se soumettre à leur contrôle. En parlant ce langage, Bourdieu a fait que la gauche de l’Université adhère aujourd’hui aux mêmes représentations que la droite. Elle promeut elle-aussi la figure conservatrice du chercheur conforme à l’ordre disciplinaire. Bourdieu a participé à éradiquer l’humeur anti-institutionnelle qui régnait auparavant dans l’avant-garde.
5. D`après vous, comment Bourdieu réagirait-il à l´internet et aux réseaux sociaux?
Bourdieu était un penseur de l’innovation. Jamais il ne voyait ce qui s’élaborait dans la société comme un problème. Il aurait été attentif à la façon dont internet met en question le pouvoir de censure des médias – mais aussi des éditeurs – et le contrôle qu’ils exercent sur l’accès à l’espace public.
6. Qui est aujourd´hui le plus médiatique des intellectuels français? Bernard-Henri Lévy?
Bernard-Henri Lévy n’est pas un intellectuel. Si l’on voulait donner un nom pour désigner celui qui écrit des petits livres pour faire des coups et qui va en parler dans les médias même les plus déshonorants, ce serait Alain Badiou. Celui-ci exerce une influence néfaste sur la vie des idées en cassant des frontières que d’authentiques intellectuels comme Bourdieu ou Derrida s’étaient efforcé d’installer. Sa soif de reconnaissance l’a conduit à constituer comme interlocuteurs des essayistes de seconde zone ou des journalistes sans talent. D’ailleurs, Badiou est célébré par les médias quand Bourdieu était insulté. Ça montre qu’il est conforme au système médiatique.
7. Enfin, qui a gagné la dispute entre le champ intellectuel et le champ médiatique?
Tout le monde a perdu. La ségrégation entre ces espaces a produit une destruction de la vie intellectuelle : les auteurs sans idées dominent le champ médiatique ; les chercheurs se professionnalisent et produisent une sous-recherche qui n’intéresse personne. C’est la raison pour laquelle il est urgent de renouer avec l’attitude intellectuelle inventée par Sartre, à laquelle Bourdieu a été fidèle, et qui consiste à toujours écrire pour des publics hétérogènes. Ce qui suppose de considérer la théorie comme une sorte de politique continuée par d’autres moyens, dont les concepts ne doivent jamais seulement servir à augmenter la connaissance mais aussi à produire des effets d’émancipation.