Debout les autodamnés d’Angleterre

Compte rendu paru dans le cahier « Livres » de Libération de l’ouvrage de Paul Willis, L’Ecole des ouvriers, paru aux éditions Agone.

couv_willisLe risque est grand, quand on dit d’un livre «c’est un classique», de le renvoyer au passé, et de perdre par là même de vue son actualité, le caractère intact de sa puissance subversive, sa capacité à nourrir la réflexion contemporaine. Tel est le sentiment que l’on éprouve à la lecture de l’Ecole des ouvriers de Paul Willis, paru en Angleterre en 1977, avec lequel les éditions Agone inaugurent une collection intitulée «L’ordre des choses». Certes, cet ouvrage compte, d’abord, comme l’un des textes phares des cultural studies, ce courant de pensée né au Royaume-Uni dans les années 60 sous l’impulsion d’auteurs comme Richard Hoggart, Raymond Williams ou encore Stuart Hall, et dont les travaux suscitent un engouement croissant en France depuis une dizaine d’années. L’objectif de ces chercheurs ? Etudier les «styles de vie» des milieux populaires, saisir leurs rapports à l’école, aux médias, à la littérature, au cinéma, à la culture dominante ou la culture de masse. Fidèle à cette inspiration, Willis a mené sa célèbre enquête ethnographique dans une cité industrielle anglaise, à laquelle il a donné le nom de Hammertown. Pendant plus de deux ans, il a suivi une quinzaine de fils d’ouvriers. Il les a observés dans leur collège, puis au travail (ils ont quitté l’école à 16 ans). Il les a accompagnés au pub, au sport, a conduit des entretiens approfondis avec eux, ainsi qu’avec leur entourage. Il en ressort un portrait riche et émouvant de la vie quotidienne des adolescents de la classe ouvrière.

«Chochottes». Mais la force de cet ouvrage est de ne pas se limiter à une enquête descriptive. Willis a le souci constant de l’exigence théorique. Il fait de son investigation le point de départ d’une méditation sur l’une des interrogations majeures des sciences sociales : la logique de la reproduction sociale. Pourquoi les inégalités de classe se perpétuent-elles si aisément ? Pour quelles raisons «les enfants de bourgeois obtiennent-ils des boulots de bourgeois» et «les enfants de la classe ouvrière des boulots d’ouvriers» ? Et Willis de montrer comment, contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer, les mécanismes de l’élimination et de la relégation scolaires ne sont pas vécus par ceux qui en sont victimes comme une violence, une contrainte, une exclusion. Ils sont éprouvés sur le mode du «choix», de l’«affirmation» – voire comme une «forme de résistance». Domine en effet, dans les classes populaires, une «culture anti-école». Les garçons construisent et affirment leur identité dans le cadre d’un rejet du«travail intellectuel», de la valeur des diplômes et de la connaissance. Tout ceci est associé au féminin, aux «chochottes», aux «fayots». Ce refus de l’attitude scolaire les conduit à s’opposer activement à l’autorité des professeurs : bavardage, chahut, absentéisme. A l’inverse, leur obsession de la masculinité les amène à valoriser la force physique, l’agressivité, le «travail manuel».

«Don volontaire». Par conséquent, lorsque, à la fin de leur dernière année de scolarité obligatoire, ces jeunes quittent l’école pour devenir monteurs de pneus, poseurs de moquette, machinistes, plombiers, etc., et obtiennent ainsi des positions comparables à celles de leurs parents, ils ont l’impression d’être libres, d’obéir à leur souhait. Conclusion : il existe un moment dans la culture ouvrière où le «don volontaire de sa force de travail» représente «à la fois» une «élection» et une «insertion dans un système d’exploitation et d’oppression». Il y a, selon Willis, une participation objective des dominés à leur propre domination : l’acceptation de «rôles subalternes dans le capitalisme mondial» obéit à un processus d’«autodamnation».

Cette analyse démystificatrice amène Willis à prendre ses distances avec la célébration des «valeurs de la culture populaire». Elles ne lui semblent subversives qu’en apparence. Elles agissent plutôt dans le sens d’une perpétuation du système des classes. D’autre part, Willis souligne à quel point cette culture est imprégnée par un racisme et un sexisme virulents – qui peuvent fort bien servir des «interprétations réactionnaires ou fascistes» de la réalité : une politique progressiste et émancipatrice ne saurait dès lors faire l’économie, aussi, d’un examen critique de la culture ouvrière. A l’heure où un marxisme sommaire opère un retour en force dans l’espace public, ce livre pourrait devenir un élément majeur dans le renouveau d’une pensée de gauche.

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