A l’occasion de la parution de Juger, j’ai accordé cet entretien à Libération . Il y est question de la Justice, de la répression, de la psychiatrie, de l’art ou encore de la pratique de la sociologie.
Face aux procès d’assises auxquels vous avez assisté, votre première réaction a été la déception. Pourquoi ?
Il existe un écart considérable entre la représentation culturelle du tribunal et la réalité. La littérature, le cinéma, les chroniques judiciaires mettent en scène le procès comme un moment intense, chargé d’émotion. On en fait une pièce de théâtre ou une cérémonie où s’expose la puissance de l’Etat. Il suffit de se rendre à un procès pour voir que tout cela est faux. La réalité est celle d’une bureaucratie ennuyeuse, routinière, sans éclat ni surprise. Pourquoi un tel écart entre la représentation du procès et sa réalité ? La culture, qui se présente comme un lieu de critique, nous impose une perception falsificatrice de l’Etat et nous inculque des dispositions à l’obéissance. C’est très frappant par exemple dans le film de Téchiné sur l’affaire Agnelet, l’Homme que l’on aimait trop : il croit filmer un procès, il en filme une représentation mystificatrice. C’est une situation intéressante du point de vue d’une théorie de la souveraineté : L’Etat ne se donne même pas la peine de nous impressionner, c’est nous-mêmes qui le construisons comme souverain. De ce point de vue, la sociologie est une pratique plus émancipatrice que l’art.
Derrière l’ennui et la bureaucratie, la justice exercerait, selon vous, une grande violence et aurait pour seul but : faire souffrir ?
Pour penser l’Etat, il faut rompre avec les justifications qu’il donne de ce qu’il fait pour regarder les choses telles qu’elles sont. Le tribunal apparaît, alors, comme l’un des lieux les plus violents de la vie sociale. Lorsqu’un juge parle, il ne faut pas y voir une décision rationnelle. C’est un acte qui fracture le monde, qui exerce une violence sur l’accusé, sur son corps ou ses biens. Je suis toujours frappé par la tendance que nous avons de sous-estimer la violence de l’Etat. Qu’est-ce qu’un tribunal si ce n’est un lieu où l’on voit à quel point nos vies sont aux mains de l’Etat ? L’Etat se donne le droit de disposer de nous. Il peut nous arrêter, nous emprisonner pour de longues années même dans un contexte d’incertitude sur ce que nous avons fait. D’ailleurs, chaque année, 300 personnes sont acquittées aux assises et 25 000 relaxées par les tribunaux correctionnels. Autant d’individus sur lesquels la machinerie judiciaire s’est abattue arbitrairement. La justice n’est pas une institution que nous pouvons regarder de loin. Elle peut nous tomber dessus à tout moment. Nous vivons dans une situation de précarité face à l’Etat. Ce n’est pas la question de la délinquance qui est en jeu sur la scène du tribunal : c’est notre condition de sujet politique.
Surtout en période d’état d’urgence…
Cela s’accentue. Mais la critique qui se focalise sur l’exception éclipse la violence de la justice normale. Nous vivons une telle époque de régression que la pensée se limite souvent à réagir aux réactions de l’Etat. Il faut veiller à ne pas se laisser imposer les termes du débat par l’Etat si nous voulons maintenir une critique inventive.
Mais est-il possible de juger autrement ?
L’un de mes objectifs est de débloquer notre imaginaire judiciaire. Nous avons du mal à imaginer d’autres manières de rendre la justice. Pourtant, réagir autrement n’a rien d’utopique. L’exemple de la justice transitionnelle est intéressant : dans des contextes lourds – après des crimes de guerre et des génocides -, des pays ont mis en place une nouvelle scène judiciaire à partir de préoccupations éthiques et politiques. On a ainsi inventé une justice originale qui définit différemment le rôle du juge, la fonction de la sanction, la place de l’émotion. La justice transitionnelle n’est pas un modèle, mais la preuve qu’une autre manière de répondre aux agressions est possible.
Une des particularités de notre justice réside en la «narration individualisante». C’est-à-dire ?
Depuis le XIXe siècle, la réflexion sur le droit place au centre la notion de responsabilité. Et de Nietzsche à Foucault, la critique de la justice a consisté à interroger la figure du sujet responsable. Je pense que c’est une erreur. L’une des grandeurs du droit est, au contraire, de créer des irresponsables. La simple lecture du code pénal montre que la justice est capable de ne pas juger : pour des raisons de maladie mentale, de légitime défense… La première opération du droit n’est donc pas de désigner des responsables. Elle est de définir une narration individualisante du monde. L’Etat nous impose des perceptions qui n’ont rien d’évidentes. Aux questions : d’où me vient ce qui m’arrive ? Quelle est la cause du traumatisme que je subis ? Il répond en orientant notre regard vers des individus plutôt que vers des phénomènes collectifs.
Cette individualisation des causes passe notamment par l’enquête de personnalité et l’expertise psychiatrique…
Dans un tribunal, comme dans le monde en général, la réalité des déterminations sociales est flagrante. Cela se voit. Mais pour juger, il faut faire comme si le monde n’existait pas : il faut reléguer au second plan les éléments contextuels qui nous poussent à faire ce que nous faisons et qui sont à l’œuvre dans ce qui arrive. D’où l’importance des enquêteurs de personnalité, puis des psychiatres : ils isolent les individus et parlent non-sociologiquement de la vie. L’enquête de personnalité retrace le curriculum vitae de l’accusé, ses choix amoureux, son rapport au travail… Mais la détermination du milieu n’est jamais abordée. On explique le geste de l’accusé par sa «personnalité» alors que, précisément, la personnalité est ce qu’il faudrait expliquer… L’expertise psychiatrique situe l’origine des actions des individus dans leur «structure interne». Par exemple, un expert déclare à propos d’un braqueur qu’il l’est devenu à cause d’une structure psychique du manque : ce n’est pas parce qu’il n’a pas d’argent qu’il vole mais parce qu’il vit sa réalité sur le mode du manque. Le crime est compris comme l’extériorisation d’un rapport de soi à soi et non comme expression d’un rapport du monde à soi. J’y vois une stratégie pour dépolitiser le monde.
Que se passerait-il si nous rompions avec ce cadre individualisant ? Si nous allions au bout de la vision sociologique du monde, quelle nouvelle conception de la justice et du droit pourrait émerger ?
Le personnage central serait, selon vous, non pas le juge mais l’avocat général. Pourquoi ?
Traditionnellement, la réflexion sur la justice place au centre la question de la neutralité. D’où la focalisation sur la figure du juge. Selon moi, comprendre les pouvoirs qui pèsent sur nous suppose de décaler notre regard vers l’avocat général. Ce personnage montre comment le droit repose sur l’idée selon laquelle, quand il y a un crime, il y en a toujours deux : sur le plan civil entre les individus, et sur le plan pénal vis-à-vis de l’Etat. C’est une sorte d’étatisation du monde : quand un individu en blesse un autre, l’Etat prend la place de la victime au nom d’un dommage fantasmatique qui lui serait fait et réclame une sanction spécifique pour ce «crime», qui s’ajoute à la compensation pour les victimes privées : c’est la répression pénale. La figure de l’avocat général montre comment la justice, qui devrait être rationnelle, répond violemment à la violence. Pourquoi l’Etat construit-il un deuxième crime, contre lui, là où il n’y en a qu’un ? Quelle est la nécessité de la sanction pénale en plus de la réparation ? Il y a là un site important pour interroger la pratique de la répression.
Depuis Foucault, on sait qu’il y a une reproduction des rapports sociaux de classe dans le fait de juger. Pourquoi ce refus de prendre en compte les effets des structures sociales ?
J’essaye d’élaborer une analyse qui ne place pas au centre les notions d’inégalité, de différence, afin de penser plus systématiquement les cadres de la vie sociale. Le marxisme se concentre sur la participation de la justice à la reproduction des rapports de classe. Mais la «justice populaire», qui était opposée à la «justice bourgeoise», était elle aussi traversée par des pulsions répressives inquiétantes. C’est ce système de la répression que je veux déconstruire. La justice ne pose pas avant tout un problème d’inégalité mais un problème politique. Il faut décaler l’angle d’attaque : la forme procès est liée à un pouvoir spécifique : la souveraineté. Je crois que le procureur est un personnage contraire aux valeurs démocratiques et que penser un droit non pénal constitue un objectif important.
Qu’entendez-vous par «droit non pénal» ?
Une justice plus démocratique. Aujourd’hui si j’agresse quelqu’un, nous ne pouvons pas nous entendre sur la manière de réparer le dommage que je viens d’infliger. L’Etat décide de la procédure et de la sanction. Il uniformise les manières de rendre la justice. En s’inspirant de la justice restaurative [également appelée «justice réparatrice» : celle-ci réunit l’auteur, la victime et la collectivité pour impliquer toutes les parties dans la réinsertion et la réparation d’un délit, ndlr], on pourrait essayer de donner aux acteurs la possibilité de définir eux-mêmes ce que rendre la justice veut dire. Pour certains, ce sera une sanction réelle, pour d’autres une compensation financière, etc. Un droit non pénal serait un droit placé au service des individus et non un ordre qui s’impose à eux – victimes comme auteurs d’ailleurs – de l’extérieur.
Votre analyse de l’Etat pénal est l’occasion d’une critique à l’égard de vos camarades sociologues qui pratiquent des études empiriques. Celles-ci sont pourtant nécessaires…
Je ne suis pas contre les données : il y a des descriptions de procès dans ce livre. Mais je propose une nouvelle pratique des sciences sociales. Depuis la mort de Bourdieu, il y a eu une régression de la sociologie, de plus en plus réduite à des enquêtes de terrain fondée sur l’étude de cas. Une sociologie qui accorde beaucoup trop de place aux justifications des acteurs par la pratique des entretiens. Cette façon de procéder perd la fonction critique de la sociologie, qui n’est pas de restituer ce que les gens disent mais de dégager les structures cachées, et qui n’est pas non plus de décrire le monde mais de le déstabiliser par des instruments de pensée.
Propos recueillis par Anastasia Vecrin et Sonya Faure.
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