La sociologie publique, une ruse de la raison académique. Contre Michael Burawoy

Sociologie publique et sociologie académique

En 2004, le sociologue britannique Michael Burawoy fut élu Président de l’Association américaine de sociologie. Il prononça à cette occasion une allocution qui eut un très grand retentissement dans le champ des sciences sociales à l’échelle internationale et qui suscita, un peu partout dans le monde, un nombre très important de réactions, de réponses, de débats, etc.[1]. Son intervention se voulait délibérément engagée. Elle appelait les sociologues à rompre avec l’enfermement académique de plus en plus marqué de leur discipline et à rétablir des liens entre l’Université et son dehors. Devant ses collègues, Burawoy s’en est ainsi pris à l’idée selon laquelle la sociologie pouvait et devait être une science repliée sur elle-même dans le monde universitaire et ne circulant qu’à l’intérieur d’un groupe restreint d’interlocuteurs spécialisés. Il plaidait au contraire pour ce qu’il appelle une « sociologie publique », qui non seulement placerait sa réflexion au contact de ce qui s’élabore dans la société, mais qui, surtout, la destinerait à circuler dans la vie sociale. Pour lui, les chercheurs en sciences sociales  ne doivent pas seulement produire du savoir. Ils doivent également essayer de traduire ce savoir élaboré au sein du monde académique vers la société : ils doivent restituer leur connaissance à ceux dont elle provient et qu’ils prennent pour objet d’étude.

Selon Burawoy, la pratique de la sociologie publique s’avère d’autant plus urgente, mais également d’autant plus difficile que, depuis les années 1960, un écart toujours plus grand se serait creusé entre les sociologues et la société : les orientations politiques des sociologues seraient de plus en plus tournées vers la gauche, quand le « monde », de son côté, (catégorie d’analyse dont on doit tout de même souligner l’extrême fragilité et l’absence quasi-totale de pertinence d’un point de vue sociologique) serait de plus en plus dominé par une idéologie de droite. Pour cette raison, les connaissances produites par les sociologues seraient de moins en moins audibles dans le monde social et de moins en moins capables d’y trouver de l’écho. Mais précisément, le rôle du sociologue consiste, selon Burawoy, à de ne pas se satisfaire de cette situation. On ne saurait invoquer cet état de fait pour justifier l’attitude qui amènerait à déserter le champ de la bataille. Il est au contraire nécessaire de se mobiliser pour y remédier et, pour ce faire, de régénérer la fibre morale qui dominait à la naissance de la discipline. Il faudrait retrouver l’humeur qui animait la démarche d’auteurs comme Durkheim, Weber, Marx ou encore W. E. B. Du Bois, qui toujours lièrent démarche sociologique et volonté de transformer le monde, entreprises scientifiques et entreprises morales.

Burawoy insiste longuement, dans son texte, sur le fait que la sociologie publique qu’il appelle de ses vœux ne saurait être vue, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire de cette discipline, comme un ennemi de la sociologie académique traditionnelle. Les conflits ont en effet été fréquents entre les défenseurs d’une sociologie académique et les promoteurs d’une sociologie plus engagée : les premiers renvoyaient systématiquement les seconds à l’idéologie, à l’essayisme, à l’infra-scientifique quand les seconds accusaient les travaux des premiers d’être routiniers, autarciques, de n’intéresser personne et d’être socialement inutiles. Pour Burawoy, ces luttes sont sans fondement. Elles reposent sur un malentendu et elles doivent être dépassées. Selon lui, la sociologie publique n’est pas la négation ou l’inverse de la sociologie académique, mais son complément. Elle constitue une mobilisation du savoir académique, et académiquement contrôlé, dans l’espace social. Elle relève d’une intervention publique du sociologue, qui utilise ses connaissances et ses compétences pour réfléchir, en interaction avec les mouvements sociaux, les associations, etc., sur le fonctionnement de la société, sur la finalité des différentes institutions, sur la nécessité d’éventuelles transformations, etc.

Pour Burawoy, il ne peut donc y avoir de sociologie publique sans sociologie académique. C’est en effet cette dernière qui fournit les cadres conceptuels, les méthodes, les savoirs qui seront engagés dans un dialogue avec les publics extra-académiques. Par conséquent, la sociologie académique n’est en rien l’ennemi des sociologies publiques, mais « la condition sine qua non de leur existence, de par les savoirs et la légitimité qu’elle leur prodigue ». La sociologie publique, ce n’est donc rien d’autre, en dernière instance, dans l’esprit de Burawoy, que de la sociologie professionnelle publicisée : « La sociologie académique se trouve au cœur de notre discipline. Sans sociologie académique, il ne peut y avoir d’expertise sociologique ou de sociologie publique »[2].

Le tour de force accompli par Burawoy dans ce texte, et qui explique sans doute pour une grande part le succès qu’il a rencontré dans la communauté sociologique à l’échelle internationale, est de parvenir à désamorcer la portée potentiellement critique de l’ensemble des problèmes que pose, potentiellement, la notion de sociologie publique. La question des rapports entre l’Université et son dehors et, surtout, des relations entre les sciences sociales et la politique, entre l’analyse du monde social et sa critique, l’interrogation sur les finalités de l’entreprise scientifique (pour quoi écrit-on ? à quoi sert la science sociale ?) et sur ses destinataires (pour qui écrit-on ? qui sont les lecteurs et les publics légitimes de la sociologie, de l’histoire, ou de la philosophie, etc.), etc. ne constituent pas du tout chez lui le point de départ d’une réflexion déstabilisatrice sur la sociologie universitaire, sur les manières d’écrire et de penser que valorise le champ académique, sur ses procédures internes de contrôles, d’évaluations et de hiérarchisations des savoirs, sur la façon dont elle organise la production, la sélection et la circulation des connaissances, sur les types de subjectivités qu’elle fabrique, etc. Au contraire, tout cela est accepté, ratifié, légitimé, et même désigné par lui comme étant  le centre de la discipline, comme ce qui fournit la base de la sociologie publique. Les modes académiques de production et d’écriture ne sont pas du tout ici interrogés ou critiqués – et le problème de la distance toujours plus grande qui s’établit entre l’espace disciplinaire et l’espace social est uniquement abordé en termes de circulation, de réception, de diffusion : comme instaurer un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur ? dans quels lieux les sociologues doivent-ils rencontrer leurs publics ? quelles doivent être les modalités de cette conversation ? etc.

Les frontières de l’Université

En fait, si Burawoy ne met jamais en question les dispositifs universitaires qui encadrent la production des savoirs, c’est parce qu’il adhère à l’idéologie académique de la recherche et à la vision du monde qu’elle essaye d’imposer, qui domine non seulement en sociologie mais également dans presque toutes les disciplines traditionnellement rangées du côté des Humanités. L’article de Burawoy repose en effet sur un système d’opposition jamais interrogé comme tel et toujours assumé comme évident et allant de soi – académique/extra-académique, interne/ externe, savants/publics, professionnels/profanes, communauté scientifique/espace social, etc. Mobilisant une représentation extrêmement répandue, il fait passer la frontière purement institutionnelle entre l’Université et son extérieur pour une frontière qui séparerait les « scientifiques » d’un côté et, de l’autre, les « profanes », les « spécialistes » et les « non spécialistes », les « professionnels » et les « amateurs », ou encore les « compétents » et les « incompétents ». Et l’unique problème qu’il pose est celui de savoir comment franchir la frontière ainsi instaurée entre l’espace académique d’un côté et, de l’autre, la société. Ce faisant, il s’interdit de réfléchir sur cette frontière, de poser le problème de sa pertinence, de son tracé, de sa construction, etc.

Le texte de Burawoy se présente ainsi comme critique, animé par une volonté de bousculer les habitudes de ses collègues. En réalité, il ratifie l’essentiel. Il réaffirme en effet, de manière latente et sous une apparence critique, et donc avec une efficacité redoutable, l’ensemble des représentations constitutives de l’appartenance à la communauté académique, ou, plus exactement, l’ensemble des valeurs qui participent de la construction de cette communauté comme d’une profession à part entière, et qui se fonde sur l’exclusion du droit à la parole et de l’espace de la discussion légitime de celles et de ceux qui ne sont pas universitaires. En d’autres termes, Burawoy contribue à reproduire et à réinstaurer dans les cerveaux la séparation entre l’Université et son dehors, dont il nous disait pourtant au départ qu’il entendait la mettre en question.

Or la tâche d’une réflexion critique sur le fonctionnement des disciplines académiques  ne saurait se réduire à se demander comment franchir la frontière entre l’Université  et son dehors ou comment établir des ponts entre ceux qui appartiennent aux champs institutionnels et ceux qui n’y appartiennent pas : c’est en effet bien plutôt l’opération de construction de ce champ et de cette frontière, les conséquences de l’institution d’une coupure en deux du monde séparant d’un côté des « insiders » et de l’autre des « outsiders », et surtout la fonction d’une telle démarcation et la légitimité d’un tel dispositif qui devraient être placés au cœur de l’analyse et, qui devraient être contestés. Ce faisant, on pourrait vraiment fabriquer des instruments de pensée qui permettraient de mettre en question les modes académiques de production et de réception du savoir, et aussi de combattre les sentiments d’illégitimité et d’incompétence qu’alimente si souvent, chez les exclus du système scolaire et universitaire, la croyance dans l’Université, dans les titres académiques et surtout dans les distinctions et les hiérarchies qu’ils établissent entre les êtres. La fonction de la pensée critique ne saurait être de ratifier la prétention des membres de la communauté académique à s’accorder le monopole du droit à la parole légitime. Elle serait bien plutôt de favoriser, et de rendre possible, l’émergence de communautés de pensée et de discussion accueillantes, anti-institutionnelles, indépendantes des appartenances et des frontières professionnelles, où chacun pourrait se sentir légitime à parler et à penser en son nom propre.


[1] Michael Burawoy « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales 1/2009 (n° 176-177), p. 121-144.

[2] Ibid., p 133.

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