On trouvera ici un entretien paru dans Politis le 31 janvier 2013 à propos de mon ouvrage La Dernière leçon de Michel Foucault. Sur la néolibéralisme, la théorie et la politique.
1) En quoi Michel Foucault a-t-il fait preuve d’une « grande audace » en travaillant sur le néolibéralisme, dont la gauche méprisait voire ignorait les écrits de ses théoriciens? Pourquoi cela lui a-t-il tant été reproché?
Le néolibéralisme occupe, dans l’espace intellectuel, une position très particulière. Il fonctionne comme un repoussoir. Il est constitué comme l’ennemi principal, comme le négatif de notre système de pensée. Depuis une trentaine d’année, s’est construit une sorte de mur entre l’espace légitime de la réflexion et les auteurs néolibéraux. Ceux-ci apparaissent comme étrangers au champ des références possibles. Foucault s’est affranchi de cette frontière. Il a décidé d’aller lire les néolibéraux, de comprendre ce qu’ils ont essayé de faire. Loin de les considérer d’entrée de jeu comme des « ennemis », il s’est posé la question de savoir ce qu’ils avaient écrit, et ce que cela pouvait nous apprendre dans la théorie critique, dans la philosophie politique. Ce qui a produit une incompréhension, une réaction épidermique de rejet… Comme si Foucault devenait par ce simple fait un auteur douteux, inquiétant. En fait, Foucault a fait preuve d’indocilité. Il a mis en question l’un des impératifs implicites qui s’adressent aux penseurs critiques… Et cela lui a été reproché. Alors qu’il me semble qu’il a par là même trouvé une tactique particulièrement fructueuse pour nous forcer à nous interroger sur nous-même et sur les fondements de notre sol philosophique.
2) Pourquoi la gauche a-t-elle été si « désorientée, sidérée, désemparée devant l’avènement du néolibéralisme » et, bientôt, de son « hégémonie »? Pourquoi la plupart des critiques de la gauche à l’encontre du néolibéralisme ne cessent de « rater leur cible »?
C’est parce que le néolibéralisme n’a jamais été réellement pensé dans sa singularité. Le néolibéralisme constitue en effet un courant utopique qui façonne de nouvelles perceptions par rapport à nos habitudes. Il se définit contre l’idée d’obéissance, contre les pulsions d’ordre, et débouche par-là sur une critique de l’Etat, de la Nation, de la souveraineté, de la Loi. Or cette critique peut fonctionner pour le meilleur et pour le pire. Il s’agit d’une revendication multiforme, avec ancrage à droite et à gauche. L’incapacité à comprendre cette complexité a conduit à une sidération de la gauche, qui, au lieu de l’affronter, a réduit le néolibéralisme à n’être rien d’autre qu’une petite doctrine économique de classe. Bref, on a ramené de l’inconnu à du déjà connu. Ce faisant, on s’est interdit de saisir la « positivité » de cette théorie, de comprendre ses aspects potentiellement émancipateurs et donc d’en élaborer une critique vraiment efficace, c’est-à-dire non nostalgique.
3) En quoi la théorie du pouvoir de Foucault -et sa « méthode »- trouvent-elles des correspondances avec la « déconstruction néolibérale » des « théories sociales et des philosophies politiques traditionnelles »?
Cela renvoie à l’image que l’on se forme de la société, des relations entre les individus ou entre les groupes, et donc des rapports de pouvoir. Pour les néolibéraux, il faut rompre avec les conceptions « monistes » du monde social, qui installent l’idée selon laquelle la société aurait un centre autour de quoi tout tournerait (les rapports de production et l’économie dans le marxisme) ou bien selon laquelle le pouvoir aurait un lieu (l’Etat ou le corps politique dans la philosophie politique). Pour eux, la société est par principe in-totalisable : c’est un espace hétérogène, contradictoire, qui échappe à toutes visions surplombantes. De la même manière, Foucault réinvente à partir des années 1970 le concept de pouvoir en insistant sur le fait que celui-ci est omniprésent : il vient de partout, il est au cœur de toute relation. Il ne se déploie pas à partir d’un foyer unique mais agit de façon disséminée et incohérente. Cette nouvelle image de la société en termes de multiplicité a donc une certaine correspondance avec la tradition néolibérale. Mais en même temps, il faut insister sur le fait qu’elle sert à Foucault à penser les luttes, la domination, la résistance, etc. – autant de concepts qui sont absents du vocabulaire néolibéral… ce qui fait une grande différence.
4) En quoi son étude du néolibéralisme influence-t-elle son attention aux « luttes partielles » et donc sa conception de la fonction de l’intellectuel (qu’il veut « spécifique ») ? Comment s’en sert-il pour appuyer sa critique du marxisme?
Le néolibéralisme place au premier plan les notions de diversité et de multiplicité. Qu’est-ce que cela veut dire vivre dans un monde où les individus expérimentent des modes de vie divers ? Comment protéger et faire proliférer les différences ? Cette attention à la pluralité sociale, au fait que le monde est un espace où cohabitent des individus qui adhèrent à des valeurs incompatibles débouche sur une critique de toutes les théories totalisantes. Le marxisme – avec l’idée d’un commun à venir-, les Lumières – avec la notion d’universel -, la philosophie politique – avec le concept de volonté générale, etc., ne peuvent qu’exercer des effets de répression, de minorisation, d’occultation des réalités qui échappent à leur grille de lecture. Or ce sont des préoccupations identiques qui animent l’attention de Foucault, dans l’héritage de mai 68, pour les luttes partielles et sectorielles – visant par exemple la hiérarchie sexuelle, l’appareil judiciaire, l’institution médicale, etc. Ces offensives dispersées ne peuvent émerger que contre les théories totalisantes – et notamment le marxisme ou la psychanalyse – puisque celles-ci figent la perception et prédéterminent le regard que nous portons sur le monde.
5) Pourquoi son « scepticisme » face aux grands récits « à prétention universelle » ou « totalisants », dont se nourrit son travail sur la pensée néolibérale, peut-il être considéré comme un « point de départ de la réinvention d’une politique émancipatrice », celle d’une « politique des singularités » — et non comme une « attitude menant nécessairement à une dépolitisation »?
Le scepticisme de Foucault, c’est d’abord une attitude philosophique : le refus des transcendantaux, des valeurs universelles. Rien n’échappe à l’histoire. Cette position a des conséquences très importantes. Elle amène à refuser l’idée selon laquelle il serait possible de justifier les luttes par une référence à quelque chose qui s’appellerait la Justice, la Vérité, la Morale, etc. Mais ce scepticisme ne veut pas dire renoncer à la politique – comme si toute action était injustifiable parce que, en un sens, arbitraire. Au contraire, Foucault utilise le scepticisme comme un instrument de renouvellement de la politique. Au lieu de chercher à réinscrire chaque lutte dans un combat plus général (pour l’Egalité, la Justice, la Morale, etc.) pour la justifier, il faut accueillir chaque combat qui émerge dans sa singularité : évaluer le rapport de force, dégager les dominations contestées, encourager les transformations rendues pensables. Chaque lutte, aussi petite soit-elle, se voit ainsi dotée de la même importance. Il n’y a plus de combats mineurs et d’autres majeurs. Si la société n’a pas de centre, il n’y a pas de hors politique. Le lieu de la politique n’est jamais donné d’emblée (il se déplace continûment) et ce qui se joue dans chaque combat non plus : il faut réinventer la politique en permanence.