Je publie ci-dessous une version développée de la tribune que j’ai publiée vendredi 18 octobre 2013 dans Libération.
En publiant Le capital au XXIème siècle, Thomas Piketty entend dresser un constat alarmant : les sociétés contemporaines seraient caractérisées par un accroissement des inégalités de patrimoine. D’où une situation de plus en plus favorable à l’héritier au détriment de celui qui ne dispose que de son travail. Le capitalisme produirait des inégalités « insoutenables, arbitraires » contre lesquelles il faudrait réagir.
L’étude de Thomas Piketty et son équipe se veut imposante. Mais il faut se méfier de la profusion de chiffres et de graphiques qui constitue l’essentiel de cet ouvrage. Elle pourrait donner l’impression que nous avons affaire à un travail neutre, qui se contente d’énoncer patiemment les faits. Comme s’il s’agissait d’une investigation d’économie pratique inoffensive, qui romprait avec la fascination traditionnelle de cette discipline pour les modèles abstraits et les spéculations anhistoriques.
Car il se pourrait bien que ce dispositif fonctionne comme un piège, un écran de fumée ayant pour fonction de dissimiler le projet du livre. La description proposée n’a en effet rien d’objective. Elle s’inscrit dans un cadre programmatique bien précis. C’est dire à quel point on aurait tort de se laisser impressionner par l’aspect empirique de l’ouvrage. Derrière lui, se cache non pas une contribution à la pensée de gauche et à la théorie critique mais bien plutôt une régression théorique inscrit dans une ligne politique conservatrice.
Thomas Piketty aime à se présenter comme un chercheur en sciences sociales, pour qui l’économie devrait rester au contact de l’histoire, de la sociologie, etc. Pourtant sa démarche témoigne d’une réduction économiciste des plus simplistes. Elle revient en arrière par rapport à l’essentiel de la réflexion sur les inégalités depuis 40 ans. Les inégalités ne sont définies par lui que sous l’angle des inégalités de revenu. Le capital et l’héritage sont restreints au capital et à l’héritage financiers, au patrimoine. C’est toute l’analyse, issue notamment des travaux de Pierre Bourdieu, sur la multiplicité des formes de domination, sur la nécessité de prendre en compte, certes le capital économique, mais aussi, le capital culturel et scolaire, le capital social, le capital symbolique, qui est ici évacuée. C’est donc également toute la complexité de la logique de la domination, de la dépossession et de la reproduction qui est perdue et annulée. Sans doute ne peut-on pas tout étudier dans un livre. Mais c’est précisément la construction de son problème qui doit être mise en cause : réduire le capital au capital économique ne suppose-t-il pas d’invisibiliser les autres formes de capitaux et donc de ne pas construire comme problématiques les autres formes d’héritage ? Dès lors, cette entreprise n’est-elle pas condamnée à être incapable de comprendre les mécanismes de la domination et de l’infériorisation ? Et si elle se fonde sur une ratification de certains principes sur lesquels repose la hiérarchie sociale, ne contribue-t-elle pas à les entériner voire à les justifier ?
La simplification jusqu’à sa plus triviale définition du concept de capital ne doit évidemment rien au hasard. Elle est logiquement appelée par la perspective conservatrice de Thomas Piketty et s’inscrit dans la vision du monde qu’il entend imposer. On est presque gêné de la restituer tant elle est binaire et banale. D’un côté, il y a le rentier, qui hérite d’un patrimoine accumulé ; de l’autre il y a le salarié, qui mérite son salaire par son travail et ses qualifications. Tout l’ouvrage de Piketty est construit sur ce mythe conservateur qui fonde les démocraties libérales : à la figure du rentier et à la logique de l’accumulation et de l’héritage, il oppose ce que serait, à ses yeux, la société qu’il faudrait préserver : une méritocratie où l’accès aux positions sociales s’acquerrait par les études, le mérite et le travail, dans le cadre d’une compétition fondée sur le principe d’égalité des chances. Dans cette vision, il n’est jamais question de domination sociale et culturelle, de violence, de relégation, d’exploitation, d’oppression, d’aliénation au travail, de classes, de luttes, etc. Tout ce vocabulaire est absent de son livre. Toutes ces réalités sont ici déniées, occultées, évacuées. On ne s’étonnera donc pas que ce livre soit publié dans la collection de Pierre Rosanvallon et que l’un des rares auteurs discutés soit François Furet. Il poursuit fidèlement la tâche que se sont fixés ces deux auteurs de la République du centre : annuler la théorie des classes sociales et la problématique des dominations comme constitutives de toute pensée de gauche.
D’ailleurs il est frappant de voir à quel point la figure du « cadre » est présente dans le discours de Piketty, au détriment de la figure de l’ouvrier-e et de l’employé-e. Il ne cesse d’opposer la figure du « rentier » et la figure du « cadre ». Ce sont les deux images qu’il a en tête : le rentier « bedonnant » contre le cadre « méritant » (comme il le dit lui-même dans un entretien à Télérama). Drôle de projet, étrange définition de soi comme intellectuel que celle de voler au secours des cadres. Malgré ce que le titre essaye de nous faire croire, on comprend que Thomas Piketty est plus proche de l’esprit d’Adam Smith que de celui de Karl Marx, de Raymond Aron que des mouvements sociaux et des combats pour l’émancipation.
L’ouvrage de Piketty peut être décrit comme, politiquement, le contraire d’un livre de gauche et, théoriquement, le contraire d’un livre critique. D’un point de vue théorique, c’est un texte de régression conceptuelle qui construit une vision appauvrie de la domination et des inégalités. D’un point de vue politique, le constat n’est pas moins navrant. 1000 pages pour quoi ? Pour proposer une mesure technocratique : une taxe sur le capital ! On reconnaitra que ce n’est pas particulièrement novateur. Mais cette taxe, quelle fonction Piketty lui assigne-t-elle ? Pourquoi lui parait-elle nécessaire ? Pour conserver l’ordre social et politique. Piketty voudrait permettre à ceux qui n’ont rien d’accéder à un patrimoine, et ainsi de doter chacun d’un petit pécule compensatoire. Mais surtout, l’objectif de diminuer les inégalités de patrimoine ne s’inscrit pas dans un projet général de mise en question des inégalités ; il s’agit au contraire de redonner du sens et de refaire jouer leur rôle à d’autres inégalités, que Piketty perçoit comme les bonnes inégalités, les inégalités « nécessaires à l’intérêt de tous » (sic) : les inégalités de salaire assimilées à des inégalités de mérite. Ce ne sont donc pas les inégalités et leur niveau extravagant qui posent problème. C’est leur nature et leur type. Tout le projet de ce livre pourrait être résumé ainsi : atténuer les inégalités de patrimoine pour « redonner du sens » aux inégalités de salaires, pour re-légitimer et donc perpétuer ces inégalités. Il s’agit de trouver un moyen de restaurer la paix sociale afin de « rendre acceptable » le monde capitaliste. N’est-ce pas l’exact opposé de la démarche critique, qui voudrait au contraire rendre visible son caractère insupportable ? Qu’un tel manifeste pour les inégalités puisse être perçu comme une contribution à la pensée de gauche en dit long sur l’état du champ intellectuel, théorique et politique contemporain. Et sur la responsabilité qui nous incombe de le réinventer.
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