D’où vient le racisme ? Sur la question rom, l’Etat et les classes populaires

Depuis quelques années, la question du traitement étatique des Roms occupe une place importante dans le champ intellectuel et politique : la critique, oh combien légitime, de la politique de démantèlements de camps, d’expulsions, de circulaires discriminatoires a donné lieu à de multiples interventions, livres, numéros de revues, etc.  Or, comme souvent, la multiplicité des prises de position n’a pas donné à voir une multiplicité d’approches, mais plutôt la constitution d’un consensus autour d’un même cadre d’analyse, qui me semble problématique, et qui pose la question du rapport entre le racisme, l’Etat et les classes populaires.

Dans une intervention de 2010 lors du rassemblement « Les roms, et qui d’autres » ?, Jacques Rancière a explicité le plus clairement ce cadre d’analyse et les perceptions sur lesquelles il repose. Je voudrais les présenter et dire pourquoi, selon moi, il est nécessaire de se déprendre de ce paradigme.

L’intervention de Rancière s’intitule « Racisme, une passion d’en haut ». Rancière affirme vouloir « proposer quelques réflexions autour de la notion de « racisme d’Etat » ». Et il entend s’opposer à l’interprétation qui voit dans les « mesures récemment prises par notre gouvernement, depuis la loi sur le voile jusqu’aux expulsions de roms » comme une « attitude opportuniste visant à exploiter les thèmes racistes et xénophobes à des fins électoralistes ». Cette interprétation lui apparait problématique parce qu’elle reconduit « la présupposition qui fait du racisme une passion populaire, la réaction apeurée et irrationnelle de couches rétrogrades de la population, incapables de s’adapter au nouveau monde mobile et cosmopolite. ».

Selon Rancière, il est nécessaire de récuser l’idée selon laquelle le racisme constituerait une passion populaire. C’est au contraire une passion d’Etat et une passion d’intellectuels. Il écrit « En fait, ce n’est pas le gouvernement qui agit sous la pression du racisme populaire et en réaction aux passions dites populistes de l’extrême-droite. C’est la raison d’Etat qui entretient cet autre à qui il confie la gestion imaginaire de sa législation réelle. […] Le racisme auquel nous avons aujourd’hui affaire est un racisme à froid, une construction intellectuelle. C’est d’abord une création de l’Etat. »

Si le racisme est une création de l’Etat, une passion d’en haut, c’est parce que : qui dit Etat dit police.  Il est de la nature même de l’Etat d’être un Etat policier, de fixer et de contrôler « les identités, les places et les déplacements ». Dès lors, c’est la logique même de l’Etat qui engendre des politiques racialisantes, excluantes, identitaires, sécuritaires, etc. « L’usage de la loi […] remplit deux fonctions essentielles : une fonction idéologique qui est de donner constamment figure au sujet qui menace la sécurité; et une fonction pratique qui est de réaménager continuellement la frontière entre le dedans et le dehors, de créer constamment des identités flottantes, susceptibles de faire tomber dehors ceux qui étaient dedans. » Bref, il est de la nature de l’Etat comme Etat policier, de discriminer, d’opérer des discriminations. « Le racisme d’aujourd’hui est donc d’abord une logique étatique et non une passion populaire. Et cette logique d’Etat est soutenue au premier chef non par on ne sait quels groupes sociaux arriérés mais par une bonne partie de l’élite intellectuelle. »

Bien évidemment il ne s’agit en aucun cas pour moi ici de nier la participation d’idéologues à la propagation de doctrines racialisantes ni d’exonérer ceux qui occupent les positions dominante dans le champ politique ou le champ intellectuel de passions racistes.

Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire d’élaborer une manière de voir et de penser plus subtile et plus complexe que celle dont Rancière se fait ici le porte-parole.  Ce programme de perception nous amènerait à rompre non seulement avec l’opposition proposée par Rancière entre « en haut » et « en bas », mais aussi avec les représentations qu’il propose de ces deux pôles. Il s’agirait de mettre en question à la fois son populisme et son essentialisme – c’est-à-dire un certain simplisme dépolitisant à l’œuvre dans sa vision des choses.

D’abord, il est nécessaire de rompre avec un certain populisme (à l’œuvre notamment chez Rancière), qui interdit de parler du racisme des classes populaires, ou qui refuse de prendre en compte cette réalité comme une donnée première et essentielle de la politique. Ce qui, d’ailleurs, traduit une étrange conception de la politique et des normes de l’action politique, puisque tout se passe comme s’il fallait absolument que les classes exploitées soient vertueuses pour que l’on se batte pour la justice sociale et l’égalité réelle et contre l’exploitation.

A l’inverse de cette vision, il me semble qu’il faut toujours  partir de l’idée, plus inconfortable, élaboré par Foucault contre l’hypothèse de la souveraineté, selon laquelle le pouvoir vient de partout. Et donc qu’il vient, aussi, et peut-être même avant tout, d’ « en bas ».  Si l’on veut comprendre le racisme, c’est d’abord en bas qu’il faut chercher.

D’ailleurs, on trouve dans tous les travaux de sociologie critique, que ce soit chez Pierre Bourdieu, Didier Eribon, ou dans les romans d’Edouard Louis  ou de Claire Etcherelli la description du racisme, etc. comme passion obsédante et omniprésente dans les classes  populaires – un racisme qui, d’ailleurs, s’explique parfaitement sociologiquement. En  d’autres termes, les mécanismes d’exclusion, de relégation, de stigmatisation, de persécution  ne peuvent être compris qu’à condition d’être référés à ces demandes venues d’en bas. Les politiques racialisantes et excluantes doivent être codées comme des moments de branchements entre des dispositifs d’Etat et des forces venues d’en bas, l’Etat utilisant, manipulant ou se branchant sur des affects préexistants en vue de fins qui lui sont propres et qu’il faut découvrir. (Lors du colloque de Strasbourg auquel j’ai participé ce 11 avril 2014, Jacob Rogozinski a fait une intervention sur la question de la « persécution » à partir du cas des chasses aux sorcières et a mis en évidence comment on ne peut comprendre la constitution de dispositifs de persécution sans faire intervenir les affects populaires)

D’ailleurs, cette manière de problématiser la situation de l’Etat dans son rapport au traitement des Roms  nous conduirait à rompre avec la vision de l’Etat que développe, comme beaucoup d’autres, Rancière. Rancière opère une synthèse massive entre Etat et police, police et contrôle des identités, aboutissant à l’idée selon laquelle la politique racialisante est inscrite dans la logique de l’Etat.

Contre cet essentialisme simpliste, pour lequel Etat=police=racisme, il vaudrait mieux essayer de comprendre autrement la logique de l’Etat dans son rapport au « racisme » (ou à la  politique discriminatoire, etc.). Plutôt que de présupposer un lien, nécessaire et direct, entre Etat et racisme, il faudrait analyser comment s’opère la jonction entre ces deux domaines et comment nous pourrions agir pour qu’elle ne s’opère pas et que l’Etat agisse plutôt pour protéger, garantir la sécurité des populations minoritaires plutôt que d’organiser leur vulnérabilité. Il s’agirait de penser comme réversible le rapport de l’Etat aux demandes venues d’en bas : L’Etat ratifie-t-il les demandes racistes, au risque de se dissoudre comme Etat, ou comme Etat démocratique ou s’efforce-t-il de les contrer, d’y résister ? Après tout, ce qui est étatique à un moment peut cesser de l’être pour laisser la place à un nouveau régime juridique. Plutôt que d’essentialiser l’Etat comme nécessairement raciste, il faut plutôt s’interroger sur la manière dont il pourrait intervenir pour filtrer les affects négatifs.  Quelle politique pourrait-on inventer afin de concevoir une protection juridique des Roms, etc. ? Comment imaginer une autre politique ?

L’analytique dont Rancière se fait le porte-parole se veut très radicale. Elle est plutôt incantatoire. Car on voit que, au final, elle interdit de poser ces problèmes, de complexifier la réalité, c’est-à-dire qu’elle empêche à la fois de  combattre cette réalité et  d’imaginer des moyens de transformer la situation politique, juridique et sociale, dans une optique à la fois pratique et radicale.

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