Nommer, passer à autre chose, poser les vraies questions

Sur son site, Didier Eribon publie une analyse de la « rhétorique et des topiques de l’idéologie réactionnaire » extraite de son ouvrage D’une Révolution conservatrice. Avec, en plus, la démonstration de Ludivine Bantigny, les choses sont dites et démontrées, et le caractère ultra-réactionnaire, violent, insupportable des prises de position des cénacles qui tournent autour du Débat (et notamment de Marcel Gauchet) est désormais un fait historiquement et théoriquement établi – à moins de se situer purement et simplement dans le registre de la dénégation, ce qui constitue d’ailleurs une stratégie fort classique (mais très étrange quand on y pense) de la droite conservatrice universitaire qui veut toujours se faire passer pour autre chose (et notamment comme appartenant à « la gauche ») ou faire croire qu’elle dit autre chose que ce qu’elle dit au moment même où elle le dit – ce qui montre bien sa tentation hégémonique, son désir de contaminer l’espace de la gauche et donc d’uniformiser le champ intellectuel et politique autour de ses topiques (bref, sa haine objective du pluralisme).

Pourquoi ces gens n’acceptent-ils pas qu’ils sont de droite et qu’ils sont réactionnaires ?  Pourquoi vivent-ils ce qualificatif objectif comme une injure qui leur serait faite ?  Quelles étranges pulsions se dissimulent derrière cette mauvaise foi, cette incapacité d’assumer ce que l’on est ? Pourquoi veulent-ils à la fois être de droite et pouvoir se dire de gauche – si ce n’est, en quelque sorte, pour tuer la gauche ?

D’où l’importance, pour les intellectuels attachés à la gauche, à la critique, à l’émancipation – bref, à la rébellion – de nommer les choses, de réinstaurer des lignes de fractures, des clivages, des différences – de dire ce que les choses sont. C’est d’ailleurs le rôle et la fonction des chercheurs, des universitaires et des intellectuels : évaluer, hiérarchiser, disqualifier. Ce n’est certainement pas tout accepter – comme si tout se valait. La réflexion sur l’Academic Freedom a largement insisté sur le fait que les libertés universitaires n’ont rien à voir avec la défense d’un pluralisme intégral mais qu’elles se fondent au contraire sur l’idée d’une critique et d’une hiérarchisation des productions symboliques, et donc parfois d’une exclusion, hors de l’espace du « débat », d’un certain nombre d’entre elles.

On peut désormais passer à autre chose. Et donc à la seule vraie question qui se pose pour nous – car le reste relève de l’évidence pour qui sait lire : le problème de la légitimation et de la banalisation des discours inacceptables et de la contribution des institutions à celles-ci. Quelles sont les forces qui tendent à faire passer pour « normales » ou “modérées” des positions ultra-réactionnaires – au point que certain-e-s ne les voient même plus comme telles ? Comment des dispositifs de pouvoir voudraient nous contraindre à “débattre” avec ces idées ? Quelle est la responsabilité des intellectuels dans ce qui se met en place? Et qu’est-ce que cela nous apprend sur le fonctionnement de l’Université, des médias, des institutions culturelles. Bref, comment transformer la scène intellectuelle et politique, son fonctionnement, les doctrines qui y circulent, pour redonner vie à la théorie critique et aux aspirations  émancipatrices ?

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