« Mettre en question notre inconscient pénal général ». Entretien dans l’Humanité Dimanche à l’occasion de la parution de Juger. Il porte aussi sur l’état d’urgence et la notion d’exception.
Votre enquête a porté sur des procès d’assises. Pouvez-vous en tirer des enseignements pour l’état d’urgence en cours ?
Mon travail essaie, à partir d’une observation de procès, de poser un problème général : face au crime, à l’agression, de quelle manière peut-on réagir à la blessure qu’un individu cause à un autre ? La réaction au terrorisme s’inscrit dans cette problématique : quand survient un traumatisme, vers quoi dirige-t-on le regard ? Où cherche-t-on les causes ? Le système pénal nous installe dans une manière de voir qui dénie le rôle des facteurs sociaux, économiques, politiques, historiques. Il est construit sur une narration individualisante qui situe l’origine du crime dans des actions individuelles : pour conjurer le crime, il suffit donc de juger l’individu et de le réprimer. La réaction politique contemporaine au terrorisme prolonge cette manière de désigner les responsabilités au niveau individuel. Elle n’intègre pas les attaques dans une problématique plus globale. Ma question serait : comment pourrait-on essayer de faire du traumatisme non pas l’origine de pulsions répressives et violentes mais le point de départ d’une énergie transformatrice et émancipatrice ?
Ces pulsions ne remontent donc pas aux attaques de janvier et novembre ?
Nous avons trop tendance aujourd’hui à penser les mesures prises par le gouvernement comme un démantèlement du droit commun. Mais alors, nous n’interrogeons pas la continuité entre le droit pénal le plus ordinaire et ces mesures d’exceptions. Pourtant, il est frappant de constater que toutes les mesures prises officiellement pour lutter contre le terrorisme finissent toujours par s’appliquer à réalités qui n’ont rien à voir : les assignations à résidence au moment de la COP 21 par exemple. Aujourd’hui le gouvernement réfléchit à une réforme générale de la procédure pénale qui accroit le pouvoir de police. Ces glissements sont possibles parce que la lutte contre le terrorisme ne fait qu’accentuer des constructions qui sont déjà à l’œuvre dans le droit le plus ordinaire.
Que voulez-vous dire ?
Des mesures comme la « déchéance de nationalité » ou « l’état d’urgence » reposent dans leur idée même sur des concepts abstraits et totalisants comme « ordre public », « Nation », « intérêt de l’Etat ». Or ces notions structurent la logique pénale elle-même. Tout crime est aujourd’hui construit par l’État comme crime contre l’État pour pouvoir être réprimé selon la procédure pénale. Le crime terroriste n’a rien d’exceptionnel dans notre droit. Il est la matrice de construction de l’ensemble des crimes. Il y a donc une familiarité entre le crime commun et le crime politique ou terroriste. Ce qui se produit pour le terrorisme est donc logiquement amener à déborder sur l’ensemble de la procédure pénale. Pour lutter contre la redéfinition contemporaine qu’entraine la « lutte contre le terrorisme », il faut mettre en question notre inconscient pénal général. Penser en termes d’exception, c’est s’interdire de comprendre ce qu’il y a d’exceptionnel dans le droit le plus ordinaire.
Pourquoi les gens n’en ont pas conscience ? Pourquoi soutiennent-ils l’Etat d’urgence ?
Parce que l’Etat agit comme les gens le veulent spontanément. La réaction de l’Etat prolonge la logique normale du traumatisme : punir, emprisonner, réprimer, faire la guerre. On a parfois tendance à analyser les mesures du gouvernement comme s’inscrivant dans la logique de la « raison d’Etat ». Pour moi c’est l’inverse. Je crois beaucoup à l’Etat comme instance qui devrait rationaliser le monde, le rendre plus délibératif, plus inventif, par rapport aux affects spontanés. En un sens, le gouvernement n’est pas fidèle à l’idée d’Etat lorsqu’il agit comme il agit aujourd’hui.
Comment pourrions-nous résister ?
Pour moi, l’impuissance politique de la gauche à changer les choses est la question majeure. Il faut déployer une critique radicale de la construction étatique du monde. Ce qui ne veut pas dire adopter une position anarchiste. Mais refaire du droit un instrument d’émancipation, de rationalisation, d’invention politique – un instrument plus démocratique, moins violent, moins répressif.
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