« Il faut montrer la violence de l’Etat là où on ne la voit pas. » Entretien dans Télérama à propos de mon livre « Juger. L’Etat pénal face à la sociologie« .
Il y est notamment question de la définition de l’Etat et de la violence d’Etat, de la répression, de la sociologie critique et des « excuses »…
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Le tribunal, à vos yeux, est une scène où éclate la violence de l’Etat. Et vous n’y aller pas de main morte. « La Justice est le lieu d’une agression », écrivez-vous, son objectif est de « faire souffrir ». Pourquoi mettez-vous la violence au centre de votre critique de l’Etat pénal ?
Parce que, précisément, le rôle de l’Etat est de diminuer la quantité générale de violence. A quoi sert l’Etat, en démocratie, sinon à produire un monde plus rationnel, apaisé, qui rompe avec les logiques spontanées de la vengeance et de la haine ? Montrer la violence de l’Etat là où on ne la voit pas est une priorité de la démarche critique : ce n’est pas adopter une position anti-étatique. C’est aller le plus loin possible dans la recherche des capacités émancipatrices de la Loi. Quand on assiste à un procès, on peut avoir l’illusion d’une scène rationnelle, d’une gestion neutre des crimes et délits. Mais c’est oublier la violence extrême que l’Etat exerce en ce lieu sur les individus. Dans un article célèbre, « Violence and the Word », le juriste américain Robert Cover a montré que pour interroger le système judiciaire, il ne faut pas s’en tenir au discours ou au raisonnement des juges mais regarder leurs actes. L’enjeu n’est pas de savoir ce que dit le juge, mais ce qu’il fait. Et, de ce point de vue, concrètement, il inflige une souffrance, chacune de ses décisions ayant un effet sur le corps d’un individu ou sur ses biens, sur son temps, sur ses amours, sur sa vie. La Justice arrête, emprisonne, inflige des amendes, elle est le lieu d’une agression. Il faut commencer par regarder la réalité objectivement avant de se demander si la violence de l’Etat est acceptable ou non. La Justice interrompt-elle le cycle de la violence ou le reproduit-elle autrement sans que nous le voyions ?
Vous allez jusqu’à proposer un changement de vocabulaire, dire que l’Etat n’arrête pas les individus, mais qu’il les « enlève », qu’il ne leur inflige pas des amendes, mais qu’il les « dépouille »...
Sans en avoir conscience, nous avons une tendance à une forme d’étatisme symbolique qui consiste, quand nous parlons de l’Etat, à sortir du langage commun. Par exemple, nous ne disons pas qu’il séquestre des personnes, mais qu’il les emprisonne, nous ne disons pas qu’il enlève des gens mais qu’il les arrête. C’est toute la stratégie de la philosophie politique traditionnelle qui a pour fonction de nous convaincre que l’Etat est différent des autres instances du monde social, que ses contraintes sont d’une autre nature que celles que nous subissons de la part des autres acteurs, nous prédisposant ainsi à reconnaître sa supériorité, à accepter sa souveraineté, à lui accorder respect et obéissance. Dès le moment où nous employons à l’égard de l’Etat une langue spécifique, nous ratifions sa légitimité à gouverner nos vies et nous ne le regardons plus tel qu’il est. Au contraire, réduire l’Etat à ce qu’il est, dire objectivement ce qu’il fait, permet de sortir des perceptions mensongères, de les mettre en question pour nous demander si nous acceptons ce qu’il est et ce qu’il fait. J’ai conscience que l’emploi de mots communs à propos de l’Etat – dire qu’il vole, tue, enlève, séquestre -, puisse choquer. Mais si nous nous mettons à la place de celui qui souffre, qui est objet de la procédure pénale, c’est bien ce qu’il subit : être saisi dans sa vie par des personnes qui vous font monter de force dans une voiture puis qui vous placent dans un box d’où elles vous empêchent de sortir : c’est être enlevé et séquestré, que cette action soit produite par l’Etat ou par des individus privés. Partir de la réalité permet de formuler de manière plus juste la question pénale. On pourra se demander par exemple : est-il acceptable que des gens soient séquestrés 3 ans pour avoir volé un scooter. Dis comme ça, on prend beaucoup mieux conscience de la vérité de la violence de l’appareil répressif d’Etat et l’on peut commencer à mener une réflexion rationnelle, par exemple sur la répression, les peines…
Ne craignez-vous pas de passer pour violemment antiétatique ? Le monopole de l’Etat en matière de violence est tout de même un progrès par rapport à la justice ou la vengeance privées…
L’Etat est un instrument puissant de protection des victimes et des accusés, il est avec le droit un outil essentiel de la démocratie. Je suis donc clairement pour l’Etat – et par exemple aussi pour l’Etat social. Mais je m’oppose à notre tendance à fonder la réflexion sur l’Etat sur des mystifications. La tradition de la philosophie politique notamment est l’ennemie d’une analyse critique, car elle tend à nous empêcher de penser la violence étatique en nous persuadant que l’Etat c’est nous. Elle invoque des fictions qui sont autant de mythologies, la délibération par exemple, la représentation ou encore le contrat, qui nous conduisent à penser que nous nous gouvernons nous-mêmes à travers l’Etat. Si l’ordre du droit est fondé sur la délibération collective et rationnelle, alors l’Etat par principe n’est pas violent : lorsqu’il respecte les procédures et règlements qui le fondent et qu’il édicte, cela ne saurait être de la violence. Ma démarche est inverse : partir de la réalité de la violence et du droit et, à partir de là, construire une théorie de l’Etat.
L’Etat est le seul qui peut s’exempter des règles qu’il a lui-même édictées. On le voit aujourd’hui avec l’état d’urgence…
Pourquoi la critique de l’Etat est-elle particulièrement nécessaire ? Parce qu’il est la seule instance dont nous ne pouvons sortir. A partir du moment où je nais dans un Etat, je suis contraint d’en être le sujet. Il s’impose à moi, je ne peux pas en sortir, je suis soumis à son ordre. Sujet de droit, je bénéficie d’un certain nombre de garanties et de protections, mais je peux aussi, à chaque instant, devenir la cible de la machinerie policière et judiciaire. L’Etat peut disposer de moi, m’arrêter, me séquestrer, me juger. Chaque année, environ 200 personnes sont acquittées par une cour d’assises, et près de 30 000 relaxées par les tribunaux correctionnels. Une fois que je suis pris dans le système, je ne peux faire appel à aucune instance extérieure à l’Etat puisque c’est lui-même qui définit les cadres de recours. Dans L’Art de la révolte puis Juger, j’essaie de remplacer la théorie wébérienne de l’Etat qui insiste sur la reconnaissance (l’Etat est l’instance qui est reconnue comme légitime) par une théorie plus formelle : l’Etat, c’est ce qui n’a pas de dehors. Si je suis séquestré par quelqu’un, je peux appeler la police. Mais si je suis séquestré par la police, je ne peux appeler personne. C’est pourquoi il faut être d’autant plus exigeant à son égard, le plus intransigeant possible dans la critique des procédures judiciaires normales et a fortiori exceptionnelles. La possibilité de l’état d’exception, qui permet à l’Etat de ne pas respecter les lois, tient précisément au fait qu’il n’y a pas de hors-Etat. Etre un démocrate, c’est être intransigeant avec l’Etat.
Votre livre introduit également le doute sur une notion fortement ancrée et qui légitime le jugement et la punition : chacun est responsable de ses actes. Pourquoi contestez-vous cette idée ?
Il est vrai que l’idée d’associer un acte à un auteur apparaît comme une évidence et l’on a toujours pensé que le droit libéral contemporain était lié à cette notion de responsabilité individuelle. Vous trouvez cette idée chez les philosophes comme chez les juristes, Nietzsche, Foucault ou Hans Kelsen. Il suffit pourtant d’ouvrir le code pénal pour déconstruire ce lien. Juste après la définition de la responsabilité, « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », le code s’emploie à détailler les causes « d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité », la légitime défense ou l’abolition du discernement par exemple. Toute la grandeur du droit est là, dans sa capacité à dire que, parfois, nous n’allons pas juger cet individu ou le considérer comme responsable pour telle ou telle raison. L’irresponsabilité est la véritable innovation du droit, elle est un progrès par rapport à nos pulsions spontanées de punition. Cela dit, dans ce cadre général, il est vrai que l’appareil pénal fait toujours fonctionner une narration individualisante : lorsqu’il se passe quelque chose, un crime par exemple, il faudrait en chercher la cause dans l’action d’un individu. Et effectivement mon livre essaie de monter comment cette orientation du regard n’a rien de spontané mais suppose un geste d’exclusion d’autres narrations, notamment de la narration sociologique qui ouvre sur la recherche d’autres causes, dans des structures sociales, des forces politiques, des histoires ou des généalogies collectives. L’Etat pénal se fonde sur une construction anti-sociologique du monde.
Ce qui n’est pas le cas de l’Etat social, dites-vous dans votre livre…
Exactement. Si, dans le domaine pénal, la notion de responsabilité individuelle fonctionne comme un horizon indépassable, la modernité, pour l’Etat social, a au contraire consisté à construire des systèmes de responsabilité collective. Prenons l’exemple des accidents du travail. Longtemps, ceux-ci ont été perçus comme le résultat d’une défaillance ou d’une indiscipline du salarié. L’accident était de sa faute, il devait la réparer et prendre en charge ses blessures. A la fin du XIX° siècle, on va considérer que cet accident est également lié aux structures matérielles, aux conditions de travail, dont la responsabilité doit être assurée collectivement. L’idée d’une responsabilité collective et donc de ne pas tenir un individu pour responsable de ce qu’il a fait n’est donc pas impossible, elle n’est simplement jamais considérée en matière pénale.
Au cours du procès, l’expert, psychologue ou psychiatre, a, selon vous, pour fonction de produire cette vision individualisante de monde…
On ne peut pas faire une critique de la pénalité sans faire une critique de la psychiatrie. L’expert est là pour expliquer la personnalité de l’accusé, la comprendre, restituer son enfance, son environnement. Apparemment cet effort participe d’une justice plus humaine qui cherche à « comprendre » les accusés. Mais, en fait, l’expert se sert des éléments qu’il recueille pour expliquer le crime par la structure psychologique de l’accusé (qui va s’exprimer dans son tempérament, son rapport au travail, à l’alcool, à la sexualité). Cette structure est appréhendée comme cause de l’acte criminel, jamais comme effet des déterminations sociales au même titre que le crime… La psychiatrie est essentielle à l’appareil pénal. Elle rend possible le système du jugement en niant le monde social et l’évidence de sa présence et en construisant une autre narration. C’est le rôle de l’expert de dire : ne croyez pas qu’il a volé parce qu’il est pauvre, il a volé parce qu’il a une structure psychologique du manque (exemple véridique). L’acte est ainsi relié à la personne mise en cause et à sa biographie, et non à la structure sociale au sein de laquelle cette biographie a pris forme. Il est dé-sociologisé.
En disant cela, ne risquez-vous pas d’être soupçonné de vouloir « excuser » tous les crimes ?
Mais il n’y a rien d’impensable à trouver des excuses à des individus pour ce qu’ils ont fait. Cela existe déjà, comme nous l’avons vu, dans le droit pénal qui liste les cas d’irresponsabilité. Le mot « excuse » figure même au titre de « l’excuse de minorité ». L’irresponsabilité psychiatrique étant admise comme système d’excuse, pourquoi ne serait-ce pas possible pour des motifs sociologiques ? On peut comparer avec la réflexion de Pierre Bourdieu sur l’école. Pourrait-on dire : je montre les déterminations sociales qui excluent les classes populaires du système scolaire, mais cela n’excuse pas les enfants d’ouvriers de leur échec à accéder aux filières d’élite ? Ce serait absurde. Autrement dit : assumer le mot excuse est une exigence éthique et scientifique. C’est aller au bout des effets déstabilisateurs du savoir sociologique par rapport à toutes les narrations individualisantes. La sociologie ne nie pas les crimes ou les traumatismes. Mais elle permet de penser autrement les manières d’imputer les responsabilités, de juger, de sanctionner, d’orienter le regard. Que voudrait dire faire des victimes non pas des plaignants mais des révoltés ?
Pourquoi placez-vous l’avocat général, plutôt que le juge, au centre du procès pénal ?
Représentant du « ministère public », défenseur des « intérêts de la société » l’avocat général est la figure la plus énigmatique d’un procès. Il incarne en effet la manière fantasmatique dont l’Etat pénal construit le crime. Lorsque celui-ci survient, il va en quelque sorte le dédoubler. Au crime commis contre la victime, qui entraîne une procédure civile de réparation, il en ajoute en effet automatiquement un autre, fictif, contre « l’ordre public », qui enclenche une seconde procédure, pénale cette fois.
Les analyses sur la Justice se limite d’habitude à dégager les inégalités de traitement et les différences de peine selon les classes sociales, le genre, la race, etc. J’essaie de de prendre pour objet l’idée de répression elle-même : la répression suppose une transmutation des actions où les actes à travers lesquels les individus se blessent les uns les autres sont transfiguré en agression contre la société. Est-ce instaurer un ordre rationnel ? N’est-ce pas répondre violemment à la violence ? Et plutôt que de tenter d’apaiser le monde, réinstaurer un cycle de violence, de vengeance et de souffrance ?
Selon moi, la figure de l’avocat général est éminemment anti-démocratique puisqu’elle suppose que l’ordre du droit est supérieur à celui des volontés individuelles. Quand un crime survient, l’Etat dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place : il se pose lui aussi comme victime et même comme la victime principale. Et si la victime souhaitait obtenir réparation du préjudice par une simple compensation financière ou, pourquoi pas, pardonner ? Aujourd’hui, l’Etat arrive, impose une procédure, un vocabulaire, une issue au conflit qui se traduira par une amende, de la prison : il uniformise les manières de rendre justice. D’un point de vue démocratique, il devrait proposer, de manière pluraliste, des instruments juridiques pour que chacun puisse trouver l’issue qui lui convient au traumatisme qu’il a subi.
Que voulez-vous dire ?
Il a existé et il existe de nombreuses manières de rendre la justice. Pourquoi se limiter au seul modèle de jugement et de répression tel qu’il fonctionne aujourd’hui ? Au fond, mon souhait serait de débloquer l’imaginaire judiciaire, d’inventer ce qui n’existe pas pour tendre vers une justice moins violente et plus démocratique.
Propos recueillis par Michel Abescat
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