Peut-on régler un conflit sans l’Etat ? A propos de l’affaire des accusations contre J. Appelbaum

Il y a quelques jours, Jacob Appelbaum a quitté le projet TOR suite à des accusations de harcèlements et d’agressions sexuels portées contre lui. Il a catégoriquement démenti ces accusations.  Je ne sais rien de cette histoire ni de la véracité des accusations. Je n’ai rencontré Jacob Appelbaum qu’une seule fois, en février à Berlin, au festival Transmediale.

J’écris ce texte avec beaucoup de prudence. Ce sont des sujets difficiles, sensibles, et on comprend pourquoi. Mais quelque chose de très intéressant se joue à l’occasion de cette affaire, qui concerne à la fois la gauche et la théorie critique notamment dans leur rapport à l’Etat, à la Justice et à la répression.

L’affaire des accusations contre Jacob Appelbaum surgit en effet dans un milieu particulier, libertaire et très engagé dans une lutte radicale contre l’Etat, la police, l’appareil répressif, etc. Dès lors, très vite, un débat est apparu : de quelle manière un milieu avec une culture politique anarchiste doit–il gérer ce type d’histoire et la logique de l’accusation s’il veut rester fidèle à ses convictions ?

Une phrase du communiqué de la directrice du projet TOR a particulièrement fait polémique. Elle écrivait en effet : « People who believe they may have been victims of criminal behavior are advised to contact law enforcement ». Plusieurs personnes se sont interrogées (par exemple  et ): N’est-il pas contradictoire d’être engagé dans des activités de critique radicale de l’Etat et, dès que se présente une affaire de cette nature, d’appeler à s’en remettre à la police et aux autorités ? Est-il compatible avec le type d’éthique alternative que les libertaires et les digital activists essaient d’incarner de faire circuler des témoignages en ligne sans aucune vérification puis, surtout, ensuite, de confier la gestion de ces conflits à la police, au droit, à la Justice pénale, à la logique répressive – c’est-à-dire de se comporter comme si la critique de l’Etat pénal n’existait pas ?

Des avocats, des juristes, des féministes engagés dans ces milieux ont alors essayé de réfléchir à ce qu’aurait pu être une autre manière de gérer de telles accusations contre un individu, qui ne passerait pas par la machinerie d’État : respecter des procédures plutôt que publier des accusations non vérifiées, ne pas préjuger, mettre en place des mécanismes décentralisés de discussion, de confrontation puis éventuellement de sanction, etc.

Quelles relations doit-on entretenir avec l’Etat pénal lorsque l’on adhère à des positions théoriques ou politiques extrêmement critiques de la machinerie policière ou judiciaire? Peut-être est-ce une question insoluble. C’est une question que beaucoup se posent et que sans doute nous nous posons tous à un moment ou à un autre. On sait par exemple que, dans les milieux anarchistes, il existe des débats très vifs sur la question de savoir si l’on doit appeler à condamner à de la prison des policiers accusés de bavure… De la même manière, dans Histoire de la violence, Edouard Louis raconte comment j’ai pu, avec D., être amené à le convaincre d’aller porter plainte après l’agression qu’il a subie alors que j’étais en train d’écrire Juger… Et je ne sais toujours pas, aujourd’hui, si D. et moi avons eu raison….

Mais aussi troublante que soit cette discussion d’un point de vue éthique – elle nous met mal à l’aise – il est important de l’aborder. Car si nous sommes engagés dans un projet critique, si nous posons des questions, c’est aussi pour essayer de vivre des vies différentes, de réagir différemment à ce qui nous arrive plutôt que d’actionner les mécanismes ordinaires que nous impose l’ordre pénal et policier.

27246100219800LLorsque j’écrivais Juger, j’avais été très intéressé par un livre de Jean Bérard, La Justice en procès, où il évoque tout un ensemble de réflexions féministes qui essayaient d’envisager des manières différentes de gérer les réponses aux agressions sexuelles et même au viol. Cela nous semble très lointain. Il s’agissait pour ces groupes, par exemple La Ligue du droit des femmes proche de Simone de Beauvoir, à la fin des années 1960 et au début dans les années 1970, de concilier la nécessité d’une reconnaissance des violences faites aux femmes et la tradition marxiste ou anarchiste de critique de la répression, de la Justice, de la prison, etc. Ces militantes et ces groupes se demandaient comment faire vivre une politique féministe compatible avec une critique de l’Etat pénal?
Bérard restitue les discussions entre ces femmes, les hésitations, les tactiques déployées pour à la fois essayer de concilier la reconnaissance du viol et des agressions sexuelles, l’importance de porter plainte et le refus de l’appareil répressif d’Etat ou du procès d’assises tel qu’il est. Il s’agissait pour elles de déterminer la forme que pourrait prendre une contre-offensive aux agressions sexuelles et à la domination masculine qui conserverait la critique du droit et de l’appareil pénal héritée du gauchisme.

La question n’est pas du tout ici d’opposer impunité et condamnation. Personne ne dit qu’il faut laisser les agressions se perpétuer. En revanche, l’affaire des accusations contre Jacob Appelbaum – et d’autres récentes – pourrait peut-être être une occasion de redécouvrir ces traditions de pensée et ces débats. Que voudrait dire, dans les milieux critiques – entreprises, partis, cercles d’amis, mais aussi dans les journaux -, élaborer une culture différente de gestion de ces affaires et de ces accusations? Que voudrait dire vivre une vie pleinement critique… c’est-à-dire transformer effectivement nos manières de vivre et de réagir ? Comment inventer des structures et des procédures qui nous permettraient de sortir du cercle infernal qui fait que trop souvent, quoi que nous disions, quoi que nous écrivions, quoi que nous pensions, à la fin, cela ne change rien, nous nous comportons comme si de rien n’était, nous actionnons l’appareil pénal et répressif et nous mettons nos vies entre les mains de la police, des procureurs et des juges à qui nous laissons le dernier mot ?

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