Secret, Etat et droit. Intervention à l’Institut de Défense Pénale

Je suis intervenu le 25 juin 2016 à l’Institut de Défense Pénale à l’invitation de François Saint-Pierre et Philippe Vouland sur la question du secret dans son rapport au droit, à la justice, à la relation avocat/client, à la procédure pénale, à l’Etat…

Voici le texte de mon intervention.

Deux problèmes

La question du secret professionnel, du rapport entre avocat et secret recouvre en fait, si je ne me trompe pas, deux problématiques différentes et selon moi de statut et d’intérêt distincts. Il y a, d’abord, l’obligation qui pèse sur l’avocat, à savoir l’interdiction qui lui est faite de révéler des informations à caractère secret qu’il a recueillies dans l’exercice de sa profession au titre des droits de la défense. Là, le secret professionnel est une obligation faite à l’avocat. Sauf erreur de ma part, je crois que cette dimension ne fait pas débat et que personne, ni du côté du pouvoir politique, ni du côté de l’appareil judiciaire, ne remet en cause la nécessité d’interdire aux avocats de révéler des informations compromettantes pour leurs clients ou d’empêcher qu’il soit contraint de révéler des informations sur leurs clients. Cette question du secret comme obligation faite à l’avocat devient plus compliquée et prend un sens différent lorsqu’elle renvoie à la question du respect du secret de l’instruction vis-à-vis du monde extérieur ou d’autres clients, mais j’y reviendrai plus tard.

L’autre dimension du secret professionnel est la plus essentielle et la plus originale. Elle constitue un nœud critique. Elle concerne le fait que le secret professionnel de l’avocat s’impose aux autorités judiciaires et à l’État. Dans cette acception-là, qui, je crois n’est pas vraiment définie dans la loi mais qui ressortit plutôt à la jurisprudence, le secret professionnel ne pèse pas sur l’avocat, ne s’impose pas à l’avocat, mais à l’Etat, à la police, aux autorités judiciaires. Il pose un principe de non-violabilité des correspondances et les communications entre avocats et clients : C’est le fameux arrêt de la Cour de cassation du 9 septembre 1897 : « Le principe de libre défense domine toute la procédure criminelle et commande de respecter les communications confidentielles des accusés avec les avocats qu’ils ont choisis ou qu’ils veulent choisir comme défenseurs. »

En fait, la problématique contemporaine autour du respect du secret professionnel de l’avocat tourne autour de cette question. Nous nous situons dans un moment où la question du statut des communications avocats-clients et la possibilité ou non de les intercepter, de les retranscrire, de les écouter, mais aussi de perquisitionner les cabinets, etc. connaît un certain nombre de redéfinitions et même, pour être plus claire, un certain nombre d’attaques.

Le problème du secret de la défense et la façon de le penser engage une réflexion sur la logique du pouvoir, du droit, de la démocratie, de la Justice. On peut le formuler comme le fait François Saint-Pierre dans son ouvrage Avocat de la défense : existe-t-il un secret professionnel de l’avocat opposable à l’action de la justice ? Y a-t-il une intrusion légitime de l’autorité démocratique dans la relation avocat client ? La réponse peut, ici, nous paraître évidente, mais, en fait, de telles interrogations soulèvent des questions réelles : Pourquoi existe-t-il un secret de la défense ? Comment justifier démocratiquement qu’une relation échappe au regard de la Justice, de la police et de la Loi, et qu’un secret soit opposable à l’autorité judiciaire ? Comment justifier des traitements inégaux en démocratie ?

L’autre ensemble de questions que posent le secret de la défense est celui de savoir ce que révèlent les tentatives de diminuer le caractère secret de cette interaction ? Jusqu’où faut-il aller dans la défense de ce secret ? Comment contre-attaquer et quelle image et théorie du droit demande une telle contre-offensive si elle veut être cohérente avec elle-même ? Comme je vais essayer de vous le montrer je crois que la réponse à ces questions fonctionne comme un test qui permet de révéler les structures politiques, juridique, de pouvoir, qui sont à l’œuvre dans l’appareil d’État et l’appareil judiciaire contemporain.

 

Toujours, lorsque je parle et j’interviens, j’aime proposer des analyses inédites et nouvelles. Ce qui fait que j’aime aussi penser mes interventions non pas comme des démonstrations trop cohérentes et rigides mais plutôt comme des outils de pensée et des terrains d’expérimentation. J’ai décidé ici d’aborder avec vous 4 sujets qui me semblent importants sur la question du secret et de la justice aujourd’hui.

Logique du langage et logique politique

D’abord, je voudrais insister sur le fait que dans tous les débats politico-juridique, et en particuliers ceux autour de la question du secret, de la transparence, de la surveillance, etc. il est impératif de ne pas confondre les moyens et les fins, ce qui impose de se méfier de la logique du langage. Il y a en effet un antagonisme entre la logique de la politique, qui doit toujours pensée en termes de singularités, et la logique de langage qui est une logique généralisante. On peut utiliser les mêmes mots, les mêmes concepts de secrets, de surveillances, de transparences, mais ils peuvent renvoyer à des réalités très différentes – démocratiques ou non démocratiques, justes ou injustes selon les situations, etc.

En d’autres termes, pour moi, je tiens à dire qu’il n’y a rien de positif ou de négatif en soi dans l’idée de secret, de transparence ou de surveillance…   Julian Assange a l’habitude de dire que la transparence n’est pas pour lui un objectif. L’objectif c’est la justice. La transparence des institutions de pouvoir, donc des institutions étatiques ou des grandes entreprises, est seulement un moyen pour aboutir à un monde plus juste et plus démocratique, pour contrôler l’Etat, etc. Je souligne que, à mon avis, sur ce point précis là, je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord avec lui car je me demande si l’on ne pourrait pas argumenter l’idée selon laquelle la transparence absolue de l’Etat est une exigence démocratique inconditionnelle et en tant que telle.

Mais je ne crois pas qu’il soit utile d’avoir ce débat maintenant. Je crois important de conserver la logique de son argument ; lorsque nous réfléchissons sur le secret, sur la surveillance, sur la transparence, il faut toujours se demander : qui surveille et qui est surveillé ? Qui a droit au secret et qui n’y a pas droit ? Qui est transparent et qui ne l’est pas ? Sont-ce les gouvernés qui sont surveillés ou les gouvernants ? Ce n’est pas la même chose. Est-ce l’Etat qui est transparent ou les individus ? Et dans chaque cas, le caractère positif ou négatif de ce qui se passe dépend de la question de savoir si tel secret, telle surveillance, telle transparence va dans le sens de plus de droit, de plus de démocratie, ou si au contraire cela va dans le sens de plus d’arbitraire, de plus de pouvoir, etc. Il faut donc avoir une pensée stratégique. Ce qui fait qu’il n’y a aucune contradiction à défendre certains secrets pour certaines personnes – la protection de la vie privée par ex. – et la transparence pour d’autres entités – l’Etat par ex. L’objectif n’est pas la transparence ou le secret, l’objectif c’est la démocratie et la justice.

Dans ce cadre je crois qu’il est important de penser les redéfinitions contemporaines autour du secret professionnel des avocats et de la relation client avocat dans le cadre d’une analyse plus générale sur l’économie politique du secret et comment cette économie politique du secret s’articule à une redéfinition de la pratique du pouvoir et de la souveraineté. Il faut donc sortir de l’espace restreint de la procédure pénale et des débats juridiques pour se demander de manière plus générale : qu’est-ce qui tend, aujourd’hui, à devenir de plus en plus secret, de plus en plus opaque, de plus en plus protégé, de moins en moins ouvert à l’intrusion et qu’est-ce qui, à l’inverse, est de plus en plus soumis à des logiques de transparence, d’intrusion, notamment de la part des autorités publiques

Une économie générale du secret et de la transparence

Si l’on adopte ce point de vue, on constate un mouvement qui ne peut qu’inquiéter si on se situe du côté d’une idée de la démocratie. En effet depuis une dizaine d’années, à cause notamment du prétexte de la lutte contre le terrorisme, mais pas seulement et peut-être même moins qu’on croit, on assiste à une tendance de plus en plus forte des Etats à démanteler les protections de la vie privée, des domiciles, de l’intimité et à la multiplication des dispositifs de surveillance de masse et d’intrusion. On le voit avec les réformes du code de procédure pénales, les lois dites anti terroristes, les lois sur la surveillance …. L’Etat étend aujourd’hui sa sphère d’intervention et démantèle les garanties qui faisaient jusque alors obstacle à sa logique intrusive. Différentes réformes multiplient les possibilités offertes de surveillance d’Internet, des communications, même des journalistes, de sonorisation, d’intrusion par les services secrets ou les agences de renseignements, etc. Il me semble que la question de la confidentialité des échanges avocats-clients doit être inscrite dans ces transformations très générales, où se marque un refus de plus en plus grands du droit au secret des gouvernés vis-à-vis des forces qui détiennent du pouvoir qui pèsent sur eux. Donc on voit que ce qui est en jeu dans ce dont nous parlons ce matin n’est pas local. Cela ne se réduit pas à la confidentialité avocat-client. Cela ne réduit même pas, d’abord, à une question de Justice ou de procédure pénale. Cela s’inscrit dans le jeu plus général de la transparence, de la surveillance, et du pouvoir aujourd’hui.

Prendre un point de vue global est d’autant plus intéressant que, de la même manière que l’on constate une augmentation de l’intrusion là où il devrait y avoir protection, on constate une tendance à la multiplication du secret là où il devrait y avoir de la transparence : on l’a vu par ex avec les débats récents autour de la directive européenne sur le secret des affaires qui a suscité beaucoup d’inquiétudes notamment chez les journalistes et les soutiens des lanceurs d’alerte. On peut penser aussi aux critiques sur la manière dont est négocié le Tafta, aux renforcements de l’action des services secrets. Mais on doit penser surtout à la loi de 2009 sur le sur « secret défense » qui étendait cette notion à des bâtiments et non plus seulement à des documents. Ici, on voit un mouvement d’extension de la protection face à l’intrusion de l’institution judiciaire – mais ce renforcement du secret concerne paradoxalement les lieux du pouvoir, alors qu’il existe un mouvement d’extension des possibilités d’intrusion pour ceux qui subissent le pouvoir.

En d’autres termes tout se passe comme si nous vivions aujourd’hui dans un monde où les tendances vont dans un sens exactement inverse à la doctrine par laquelle un groupe comme WikiLeaks définit la démocratie et qui est : transparence pour les puissants et secrets pour les faibles. Il semble se développer une aspiration de l’État au secret pour lui-même et à la transparence pour les autres, comme s’il ne supportait pas qu’il existe des parcelles de la réalité des gouvernés qui lui échappe. Comme le dit Glenn Greenwald, nous n’avons aujourd’hui presque plus aucun lieu où nous cacher.

Il y a d’ailleurs quelque chose de très étrange dans tout cela, et qui ressortit presque à la psychologie, car tout se passe comme si l’État (et mêmes les grandes entreprises) avaient tendance à se penser comme fragiles, faibles vulnérables, menacées, en sorte qu’ils demandent des protections qu’ils retirent aux gouvernés, selon une inversion rhétorique complète et une perception étrange d’un point de vue démocratique. Comme si c’étaient eux les faibles à protéger et nous les forts à rendre plus transparents.

Pulsions d’Etat et pouvoirs réactifs

Comment comprendre ces transformations ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette économie générale du secret et de la transparence dont l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat est l’une des lieux exemplaires.

Pour ma part, je crois qu’il y a deux analyses possibles. D’abord, je crois fondamentalement qu’il existe des pulsions d’Etat et notamment une pulsion hégémoniques de l’Etat, une volonté de tout savoir, de tout voir, de tout contrôler, inscrite dans l’appareil d’Etat et dans les cerveaux des hommes et des femmes qui occupent des positions de pouvoir. Face à cette donnée, l’une des grandeurs du XIXe siècle, du constitutionnalisme, du libéralisme est d’avoir inventé des barrières à l’État ou, mieux, d’avoir inventé un Etat qui était capable de s’auto limiter, de se fixer à lui-même à certain nombre de limites.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’avènement d’un Etat qui accepte de moins en moins de limiter ses pulsions de contrôle et d’hégémonies. Il les défait petit à petit au nom de la raison d’État, ou des logique de la sécurité ou de la répression, etc. et c’est la raison pour laquelle ce qu’il serait important de réinventer aujourd’hui c’est une capacité à resignifier positivement les barrières mises à l’intervention des appareils policiers ou judiciaires, à retrouver des instruments qui permettent de coder les limites imposées à l’exercice de la raison d’État comme quelque chose de positif et non pas comme quelque chose qui entraverait une action présentée comme positive (arrêter des coupables, sécuriser, etc.).

Il y a néanmoins une singularité dans ce qui a lieu sur la question du secret de la relation avocat-client. C’est que, dans la littérature théorique, il existe souvent une opposition entre la logique de la souveraineté et la logique du droit. Le démantèlement de la protection de l’intimité, de la vie privée, serait le fait de l’exécutif ou de dispositifs d’exception qui s’inscriraient en rupture avec le droit commun. Or dans le cas précis qui nous occupe ici, la singularité est que la logique de l’intrusion est construite et justifiée par les autorités judiciaires elles-mêmes, par le droit lui-même, Cour de Cassation et CEDH il y a quelque jour. Ce qui est différent et pose stratégiquement des questions très différentes.

D’autre part, je crois que mettre en question les intrusions de plus en plus fortes dans des zones qui étaient auparavant protégés suppose de produire aussi une critique de ce que l’on peut appeler la conception répressive du pouvoir : Pourquoi est-ce que l’Etat ou la Justice supportent de moins en moins le secret ? Pourquoi veulent-ils tout connaître, écouter, surveiller, intervenir ?

Je crois que cela renvoie fondamentalement au fait que, comme l’ont montré Foucault puis Agamben, depuis le l’économie moderne, l’Etat se place dans une position réactive par rapport au monde social, qu’il ne pense qu’en termes de gestion, de contrôle et jamais en termes de transformations des structures sociales[1]. La gouvernementalité contemporaine se définit par le principe ; laisser produire, gérer les effets plutôt que transformer les causes. D’où la réduction de la gestion du monde au développement de dispositifs pour connaître, surveiller ce qui advient et en réprimer les expressions. C’est comme si l’Etat ne savait rien faire d’autre lorsqu’il devait gérer un problème, réduisait la politique au contrôle de ce qui se produit.

Evidemment personne n’exprime une hostilité générale à l’idée de surveillance, d’écoutes, qui peuvent avoir leurs nécessités dans des contextes précis de menaces. Par contre, il est certain que le démantèlement des protections des citoyens et des avocats contre l’intrusion des pouvoirs s’inscrit dans une rationalité politique plus générale où l’action de l’Etat se réduit à vouloir contrôler ce que produit le monde plutôt que d’intervenir sur le monde lui-même. C’est donc la pratique répressive du pouvoir dans son rapport à la réalité qui explique cette obsession de la surveillance et de la transparence.

Ce qui veut dire que les luttes ne doivent pas trop se sectoriser les unes les autres sur leurs enjeux particuliers : la défense de la vie privée d’un côté, du secret professionnel de l’avocat de l’autre, la lutte contre le fichage, etc., tous ces combats s’affrontent à une rationalité politique partagée et si elles se déroulent chacune de leurs côté, elles risquent de manquer d’attaquer ce qui est réellement en jeu.

Secret, vulnérabilité et violence d’Etat

J’aborde un deuxième point : la réflexion sur le secret de la défense ne doit pas se réduire à une réflexion sur la souveraineté et l’État aujourd’hui. Il est important comme je viens de le faire d’inscrire des problématiques locales dans des cadres généraux. Mais il est important aussi de ne pas perdre de vue les singularités. La question du principe de libre défense opposable à l’institution judiciaire doit être intégrée dans une réflexion sur le système judiciaire, sur la procédure pénale, sur le droit et la répression. Je crois même que c’est un enjeu très important pour la réflexion sur l’état pénal.

Secret et dépossession juridique : à qui je parle quand je parle à mon avocat ?

En réfléchissant à cette intervention je me suis dit qu’il y a une manière un peu poétique, mais néanmoins solide, de justifier le caractère secret et opposable à la justice de toutes les communications avocats-clients. Après tout, me suis-je demandé, à qui je parle quand je parle à mon avocat ? Est-ce que je parle à quelqu’un d’autre ? Est-ce qu’il s’agit d’une communication, d’une correspondance ? Il me semble au contraire que l’on pourrait argumenter du fait que se trouver pris dans un Etat de droit, s’est se trouver pris dans une situation dans laquelle l’Etat nous impose un ordre juridique, des procédures, un vocabulaire, des techniques dont nous sommes dépossédées. En d’autres termes, se retrouver dans une procédure pénale c’est se retrouver dans une situation paradoxale et impossible, où les individus sont obligés, pour se défendre, d’utiliser des instruments spécifiques mais ils ne disposent pas des compétences pour s’en servir. Dès lors, on pourrait dire qu’engager un avocat c’est en quelque sorte engager un double de soi-même, un soi-même doté de compétences nécessaires pour se défendre. Et de ce point de vue, on pourrait avancer que lorsque je parle à un avocat, au fond, je ne parle pas à quelqu’un d’autre, et que ce n’est pas une communication. Je me parle à moi-même. Je parle à mon double juridique, à mon moi si j’étais compétent juridiquement. Le caractère secret de cette conversation serait donc seulement une conséquence du fait que ce n’est pas une conversation, une communication C’est un monologue intérieur, un dialogue que je me fais à moi-même, entre mon moi empirique et mon moi juridique. Après tout, quelqu’un qui se défendrait lui-même ne pourrait pas voir ses communications avec son avocat intercepter. On pourrait donc fonder le caractère secret de la relation avocats-clients comme une conséquence de la dépossession juridique et technique dans lequel se trouve le sujet de droit lorsqu’il se trouve pris par la machinerie judiciaire.

Mais évidemment, surgit alors une nouvelle question, et très intéressante – et au fond qui se trouve au centre des débat aujourd’hui – qui est de savoir quand commence la relation avocat/client… quand est-ce que celui ou celle à qui je parle est mon avocat et pas une autre personne. Il me semble en effet que dans l’affaire Sarkozy/Herzog, la cour de cassation dit qu’il faut qu’il y ait procédure pénale et implication du client – garde à vue, mise en examen, témoin assisté – pour qu’il y ait avocat et confidentialité. Et donc en fait la stratégie utilisée pour autoriser des intrusions dans la relation avocats-clients est en fait à la fois sournoise et subtile puisque, tout simplement, il s’agit de nier l’intrusion dans la relation au moment même où on la justifie en disant que cette relation n’est pas une relation avocat-client, c’est-à-dire en niant cette relation : on ne justifie pas l’intrusion dans la relation, on nie la relation pour justifier l’intrusion. Ce qui signifie qu’il n’y a avocat que quand il y a défense pénale ou que l’avocat cesse de l’être quand il paraît  susceptible de commettre une infraction.

Secret et droit de la défense

Mais pour en revenir au sujet peut-être de manière un peu moins poétique, je voudrais insister sur le fait que à mon sens, la question du secret professionnel des avocats n’est pas une question corporatiste – à moins de parler, comme Pierre Bourdieu, d’un corporatisme de l’universel. Elle est à la fois un test, et un lieu où se détermine la capacité d’une société à être à la hauteur de ce que veut dire construire un état de droit. Cela doit s’inscrire dans une théorie et une pratique de la démocratie.

Dans beaucoup d’écrit sur le secret professionnel des avocats, on lit que ce secret est essentiel au droit de la défense. Elaborer une défense suppose la confiance, la confidentialité, le fait que vous ne soyez pas écouté par celui qui vous poursuit, par la police, etc. en sorte il n’y a pas de défense digne de ce nom sans protection de ce qui se dit entre l’avocat et son client. Dans ce cadre, la question des intrusions des autorités judiciaires ou administratives sur les relations avocats-clients renvoie en fait tout simplement à la question des droits de la défense. Défendre ce secret, c’est défendre le droit à la défense, et je ne crois pas qu’il soit nécessaire ici de faire la démonstration de l’importance d’une défense en démocratie.

D’où le fait que la question qu’il faut poser est plutôt celle de savoir pourquoi, alors que cette dimension fondamentale à une démocratie va de soi, il existe cette tendance à revenir sur l’inviolabilité des correspondances avocats-client ? Quels types de rationalité conduit à s’autoriser à mettre en question cette confidentialité en augmentant ou en autorisant par exemple les interceptions des communications entre avocats et clients, c’est-à-dire lorsqu’on ne considère plus le caractère secret de cette communication comme sacré et absolu. Car même si on limite ce que l’on peut transcrire, même si on prédétermine qui peut être inquiété pour cette transcription (je crois que CEDH limite cela à l’avocat) à partir du moment où l’interaction est officieusement écoutée, ou écoutable, ce n’est plus secret. Quelle force peut pousser à affaiblir la pratique de la défense dans des démocraties ?

 

Logique du secret et la logique de l’impunité

 

Nous pensons toujours avec des images, mêmes si elles sont fausses, même si elles renvoient à des scènes qui ne se produisent jamais. Et je crois que l’on ne peut pas échapper au fait que la revendication du secret professionnel de l’avocat et de son opposabilité à l’institution judiciaire se heurte à deux images très fortes. Je crois qu’il faut assumer le fait que la revendication du secret de la défense choque.

D’abord, et principalement, elle renvoie toujours presque implicitement à l’image de l’auteur d’un crime qui dirait sa culpabilité à son avocat et que celui-ci n’aurait aucun moyen de le dénoncer voire contribuerait malgré tout à son acquittement. L’idée que la vérité soit là, quelque part, mais qu’elle ne sorte pas, et que, dans ce cercle restreint, des individus peuvent comploter, manipuler, arranger ou travestir la réalité pour échapper à des condamnations et à la répression constitue je crois une image très forte qui surdétermine la réflexion de l’opinion publique, des policiers, des hommes et femmes politiques, mais aussi des juges.

L’autre image, il ne faut pas la sous-estimer non plus, est celle d’avocats qui chercheraient à placer leur profession sous un statut d’exception afin de se garantir une sorte d’immunité ou d’impunité. Et de pouvoir conduire leurs affaires, pas toujours honnêtes, sans être inquiétés.

Je ne sais pas dans quelle mesure ces images sont réalistes, je ne sais pas dans quelle mesure ces scènes se produisent. Mais je suis sûr qu’elles agissent néanmoins dans les cerveaux et jouent leur rôle dans le débat qui nous intéresse ce matin. En gros, dans les deux cas, il semble y avoir une sorte de rapport entre la logique du secret et la logique de l’impunité, entre la protection de la confidentialité et la production de coupables qui échappent à la sanction. Et là encore, il me semble difficile de dire que c’est faux. Défendre le caractère absolument secret des communications avocat-client, c’est devoir défendre des impunités, des acquittements, des relaxes, y compris de coupables, et cela au nom même du droit, de la Justice, de la démocratie. Autrement dit, on se retrouve ici dans une situation t difficile par rapport aux perceptions spontanées de l’ordre juridique et aux attentes qu’on place en lui.

Ne rien devoir à l’Etat

D’abord, je crois que nous pouvons tenir pour vrai un certain raisonnement anarchiste, qui m’a intéressé lorsque j’ai écrit Juger, à savoir que, parce que naitre c’est être jeté au monde quelque part et se voir imposer un ordre juridique arbitrairement par l’Etat sans avoir jamais donné notre consentement à nous y soumettre, nous ne devons rien à l’Etat, nous ne lui devons pas la vérité, nous n’avons aucune raison d’accepter ses procédures, en sorte que nous battre pour défaire les pouvoirs qu’il entend exercer sur nous est un droit imprescriptible. Par conséquent, nous ne devons rien à l’Etat et il est tout à fait légitime de se battre pour défier le pouvoir qu’il veut exercer sur nous.

Cet argument est intéressant mais il se heurte cependant au fait que c’est l’Etat lui-même qui codifie et protège les droits de la défense, en sorte défendre ces droits c’est aussi défendre une certaine idée de l’Etat, une certaine idée de l’Etat et ce n’est pas être extérieur à cette logique. C’est donc une logique anarchiste un peu étrange, puisqu’elle consiste à demander à l’Etat d’en garantir l’expression.

 

Du droit à ne pas punir. Que signifie la Justice en démocratie ?

Lorsqu’il y a une bataille, la seule solution pour la gagner est d’être radical, d’affirmer son système de valeurs et de ne pas réagir aux forces réactionnaires. Je crois donc que défendre le caractère nécessaire et absolu du secret professionnel suppose une resignficiation publique du sens de la Justice et du droit. Défendre ce secret des avocats demande en effet de parvenir à penser et à conceptualiser d’une manière particulière ce que veut dire le droit et la justice en démocratie. Une des choses qui m’avaient intéressé lorsque j’avais écrit Juger concernait la catégorie de responsabilité dans le droit. J’y avance en effet que contrairement à ce que j’avais imaginé au début, en fait, l’invention importante du droit était la catégorie non pas de responsabilité mais d’irresponsabilité. Au fond, le droit c’est cette invention qui permet de contrôler les pulsions répressives au nom d’impératifs rationnels. C’est ce qui permet de dire, parfois, dans certaines circonstances, on ne va pas juger ou on ne va pas condamner des coupables pour un certain nombre de raisons. L’activité la plus pure de la justice pénale ne serait donc pas précisément lorsqu’elle arrête, lorsqu’elle condamne, lorsqu’elle met en prison, mais, à la limite, lorsqu’elle ne parvient pas à mettre en prison, lorsqu’elle s’interdit de condamner ou même de juger, etc. Je ne dis pas que cela vaut inconditionnellement, je ne dis pas qu’une justice efficace est une justice qui n’arrête ni n’identifie personne – encore que…

Par contre je dis que l’idée de Justice comme procédure rationnelle qui s’oppose aux passions répressives signifie que c’est dans les moments où elle dit que certaines personnes ne seront pas condamnables, arrêtables, identifiables pour telle ou telle raison, à cause de telle ou telle règle, qu’elle est le plus fidèle à son concept, à sa définition même, à son sens en démocratie.

Par conséquent il faut assumer les choses. Si, au nom de la protection contre la violence de l’État et au nom de notre vulnérabilité juridique, on pose l’importance du droit de la défense comme instance qui doit être la plus radicale possible, car c’est cela qui nous protège contre les abus, les erreurs ou les errements de l’institution judiciaire, alors en effet, celle-ci permettra à des individus coupable de défier la logique de la répression. Mais cette échappée et cette possibilité d’échapper représentent la définition même de la démocratie et du droit. C’est à ça que doit servir le droit.

Autrement dit, la bataille aujourd’hui ne pourrait être gagnée que si sont resignifiées les perceptions générales de la justice comme machine qui n’est pas faite pour punir ou pour condamner ou pour identifier mais pour créer des règles qui permettront de faire que certains ne le seront pas parce que c’est la condition au contrôle de la violence d’État et à la diminution de son arbitraire.

C’est la raison pour laquelle je crois que, dans les questions qui sont posées aujourd’hui –cela renvoie aussi à un enjeu qui recoupe celui du secret des sources – nous avons affaire à un test démocratique extrêmement important. Qui révèle beaucoup de choses sur les pulsions à l’œuvre dans la société contemporaine.

Et je voudrais pour quasi-conclure montrer comment la réflexion sur le secret de la défense comme secret opposable pose de ce point de vue une question relative à l’affrontement entre plusieurs logiques à l’œuvre dans l’Etat.

Le secret de la défense comme principe oppositionnel

Tout le monde connaît j’imagine la célèbre analyse d’Emile Garçon, sur le secret professionnel lorsqu’il écrivait : « le bon fonctionnement de la société veut que le malade voie un médecin, le plaideur un défenseur (…) Mais ni le médecin, ni l’avocat ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable ».

Cette analyse est évidemment très intéressante, mais ce qui me frappe c’est qu’elle me semble présenter le secret professionnel comme un dispositif fonctionnel, comme quelque chose qui participe au bon fonctionnement de la société. Or je me demande si cela n’introduit pas une perception un peu trop unifié de la société et de son fonctionnement justement. Il me semble que la société est une instance contradictoire, hétérogène, conflictuelle et que des logiques complexes s’y affrontent.

C’est la raison pour laquelle je me demande s’il n’est pas plus intéressant de penser le secret des avocats comme un dispositif dysfonctionnel ou plutôt oppositionnel. Dans Avocat de la défense, François Saint-Pierre analyse de manière très importante les droits de la défense comme un paradoxe politique. Ils s’inscrivent dans un dispositif dans lequel l’Etat crée des droits dont la fonction paradoxale est de lutter contre l’Etat. En d’autres termes, l’Etat organise lui-même un affrontement, une opposition, entre la logique de la répression et de la souveraineté d’un côté et, de l’autre, les droits de la défense. Défendre la confidentialité, le secret professionnel de l’avocat c’est défendre l’idée selon laquelle l’État doit donner aux individus la possibilité de mettre en question la logique de la répression et de l’accusation. C’est donc introduire dans l’Etat des armes pour défier l’État lui-même. Les droits de la défense ne sont donc pas fonctionnels mais oppositionnels.

Principes du droit et actions répressives

C’est exactement à mon avis comme cela qu’il faut comprendre la question du principe de libre défense. C’est un principe oppositionnel, subversif. Ainsi, dans les logiques de l’intrusion qui menacent la confidentialité des correspondances avocats-client on voit bien comment on assiste à une sorte de victoire de la logique de la répression sur la logique de la règle, sur le fait que l’on défait un certain nombre de protection au nom des intérêts de l’enquête, de la nécessité de punir, etc. au lieu justement, comme on devrait le faire, d’ériger ces protections comme des freins et des obstacles à la logique intrusives de l’appareil judiciaire et policier.

Quand on dit : « on ne retranscrit pas les conversations avocats-clients sauf si elles sont susceptibles de révéler une infraction de l’avocat », alors cela signifie qu’on justifie les écoutes par la potentialité d’un délit à venir, à découvrir, en sorte que les pulsions de ne pas laisser une infraction impunie semblent plus fortes que le respect de la confidentialité de la défense. Comme si attraper un coupable était plus important qu’un principe. Et ce qui est le plus frappant est que cette rationalité punitive qui triomphe des rationalités démocratiques et protectrices soient le fait des juges eux-mêmes, que ce soit la Cour de Cassation ou la CEDH. Les logiques que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre constituent bien de ce point de vue une menace sur la démocratie. Le fait que la conversation puisse être écoutée même si elle n’est pas retranscrite, c’est-à-dire que la confidentialité ne soit pas absolue signifie qu’il n’y a pas de confidentialité. Or en affaiblissant l’efficacité de cette société secrète qu’est la relation avocat-client, en affaiblissent ses capacités délibératives, on affaiblit la protection du droit contre la logique de la répression.

Ce qui fait que je le dis très honnêtement je crois que la seule possibilité pour les avocats aujourd’hui de réagir sans céder du terrain, sans rentrer dans la logique du pouvoir, c’est de réclamer le caractère absolu de l’inviolabilité des téléphones et dès cabinet des avocats.

Sortir de la logique du « sauf si ».

J’ai toujours été très frappé par une capacité du droit à mentir et à dénier ce qu’il fait. Il y a beaucoup de formule dans le droit où l’on voit à l’œuvre une logique dénégatrice du droit par rapport à la réalité de ses opérations. Je prends l’exemple de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : «  La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi » Je prends cet exemple volontairement car je dis explicitement que je suis favorable à une liberté totale de la prise de parole.

Si l’on y réfléchit, on voit cet article ne dit pas que la parole est libre. Il dit qu’elle ne l’est pas, qu’elle ne le sera pas, et que l’État se donne le droit de nous interdire de parler. Dire, c’est libre sauf, c’est dire que ce n’est pas libre.

C’est un peu pareil avec la confidentialité avocat client. La jurisprudence pose le caractère confidentiel des correspondances et communications avocat/client mais il ne cesse de rajouter des « sauf si ». Or A partir du moment où cette règle n’est pas absolue elle n’est pas, et par conséquent il n’y a pas de liberté de la défense opposable à l’institution judiciaire (parce qu’il y a tout un ensemble de possibilité de manipulation, parce qu’il y a une crainte du client qui va empêcher le dire telle ou telle chose etc.)

Si nous voulons un droit démocratique, il faut rompre avec ce que l’on pourrait appeler la logique du « sauf si » et retrouver un certain sens de l’absolu et de la « radicalité ».

Est-ce que cela aboutira au fait que des avocats échapperont à des poursuites pour violation du secret professionnel ? Oui. Est-ce que cela permettra des avocats qui commettent d’autres délits d’échapper à des condamnations ? Sans doute. Est-ce que cela va empêcher à la police d’avoir accès à des informations qui, bien que non retranscrites, servent officieusement, aux enquêtes. Sans doute. Mais tout cela doit être posé comme n’étant pas un défaut ou un dysfonctionnement. Ce serait une volonté délibérée, au nom de la raison, qui peut se réclamer des principes du droit et qui est la contrepartie de l’exigence juridique de tout faire pour imposer à l’institution judiciaire d’être le moins irrationnelle possible. C’est cette exigence-là qui se trouve au cœur de la problématique de la sacralisation de cette société secrète et conspiratrice qu’est la relation avocat client et que l’Etat doit créer et protéger pour se rappeler lui-même aux exigences du droit[2].

Il n’est un mystère pour personne que nous vivons dans un monde dans lequel une logique répressive, où les passions agressives et les passions mauvaises ont tendance à proliférer. Les ratifications progressives des intrusions dans la conversation des avocats clients sont l’un de ces points critiques où les passions l’emportent sur la logique de la raison et de la générosité. Le droit ne fait plus alors barrière aux passions mauvaises du monde mais les ratifie. Ce qui signifie que la réponse doit être aussi radicale que les régressions subies. Ce qui complique les choses est que cette régression semble venir des autorités judiciaires elles-mêmes et pas forcément de l’Etat ou de ce que l’on appelle, par commodités, le législateur.

Qu’est-ce qu’on ne critique pas quand on défend le principe de libre défense ?

J’aimerais pour terminer dire un dernier mot pour adopter une optique un peu différente et soulever, parallèlement à tout ce que je viens de dire, une question un peu critique. Il est certain en effet que la capacité d’une société à donner des droits, à défaire l’appareil répressif est essentiel et que la protection de la relation avocat client s’inscrit dans ce projet démocratique.

Mais en même temps je voudrais juste suggérer ceci : si on se situe un peu au-delà du système actuel tel qu’il fonctionne, si on prend un peu de champ et de distance, un peu de hauteur, on peut se demander si il n’y a pas quelque chose d’un peu conservateur, ou un risque conservateur, contenue dans la défense de la relation avocat-client telle qu’elle existe aujourd’hui. On pourrait formuler la question ainsi : Qu’est-ce qu’on ne critique pas quand on défend la confidentialité de la relation avocat-client et les droits de la défense ? Qu’est-ce qu’on accepte comme allant de soi lorsqu’on constitue le secret de la défense comme un impératif absolu de la démocratie ?

Lorsque l’on dit que l’existence de dispositifs qui assurent la possibilité de la défense la plus efficace a pour fonction de diminuer notre vulnérabilité par rapport à l’Etat, on est assez vite amener à reprendre une formulation finalement assez classique, et assez conventionnel, à savoir qu’il n’existe rien de plus grave, dans un Etat de droit, que des innocents injustement condamnées. J’ai moi-même du m’appuyer sur le risque de l’arbitraire, des erreurs ou des errements de la Justice dans ma démonstration. En d’autres termes, la défense des droits et des nécessités de la défense est souvent présentée comme une protection nécessaire contre des dysfonctionnements toujours possibles de la Justice. Mais on voit donc que, ce faisant, on court toujours le risque de ratifier le système tel qu’il existe et de ne pas problématiser ce que l’on pourrait appeler la situation des coupables injustement condamnés.

En cherchant à limiter les dysfonctionnements du système pénal, et en érigeant la défense comme ce qui permet de limiter ces dysfonctionnements, on ne s’attaque pas au fonctionnement même du système lui-même. On ne problématise pas le fonctionnement. On cherche à limiter les dysfonctionnements. Or il ne faut pas limiter la critique à la figure de l’innocent injustement condamné. Il faut aussi parvenir à critiquer le système pénal quand tout se passe bien, quand tout fonctionne parfaitement. Il faut appliquer à la Justice la manière dont Marx analysait le marché lorsqu’il disait qu’une critique radicale du marché doit montrer comment, même dans les situations où tout va comme il se doit, rien ne va comme il se doit. En d’autres termes, ce ne seraient pas les défaillances du marché qui posent problème et contre lesquelles il faut des garanties mais le marché lui-même. De la même manière, faut-il penser seulement en termes de garanties contre le système judiciaire ou faut-il aussi porter la critique sur le système lui-même ?

Et voilà ce que je voudrais suggérer, à titre d’hypothèse ; nous avons d’autant plus besoin d’insister sur la nécessité de protéger l’exercice d’une défense libre que le système de la répression et du jugement est violent. La nécessité d’une défense la plus armée possible est une conséquence de la violence de l’appareil répressif d’État. L’un est solidaire de l’autre.

Mais dès lors, on pourrait poser la question ; défendre les droits de la défense est bien sûr essentiel. Mais il ne faut pas que ce combat soit une manière de ne pas mettre en question l’appareil répressif d’État, la manière dont il condamne, la manière dont il juge, la manière dont il fonctionne. Qu’est-ce que serait un monde où être coupable, le dire, être confronté à la police et à la justice serait quelque chose de moins traumatisant, de moins violent, de moins grave, parce que le régime des peines, du tribunal, de la responsabilité, aurait été totalement refondu et repensé ? Faut-il consacrer les efforts à créer des instruments pour protéger les individus contre l’appareil répressif, ou faut-il essayer d’imaginer un système judiciaire moins – voir plus du tout – répressif, où la question du crime, de la culpabilité, de la responsabilité, se poserait très différemment. Et donc on pourrait poser une question un peu curieuse qui consisterait à dire : est-ce que le secret avocat client n’est pas une manière de rendre fonctionnel l’appareil répressif d’Etat et ses fondements ? Est-ce que cette manière de protéger le client n’est pas une manière de ne pas affronter la question de la logique pénale en tant que telle et donc d’immuniser le système pénal contre la critique. Lé défense suppose le système et s’inscrit dans lui.

Ce genre de remarques renvoie à des réflexions que des juristes ont pu élaborer, par ex aux Etats Unis, sur la question du harcèlement sexuel et de la distribution des pouvoirs (par ex Janet Halley), ou que j’ai essayé ailleurs de penser sur la question de la vie privée des normes morales dans l’espace public. C’est un peu la même chose ici : que voudrait dire un système judiciaire où l’on n’en aurait plus besoin du secret parce que la gestion publique des infractions serait d’une tout autre nature. Bien sûr par définition vous vous occupez de cas concrets avec des individus qui ont des problèmes concrets et par conséquent dans le cadre du système actuel il y a une nécessité à affirmer ce principe du secret. Mais en même temps il ne faut pas que ce type de lutte fasse diversion par rapport à une interrogation radicale sur le système judiciaire qui consiste à se demander qu’est-ce que serait un système judiciaire, une justice qui serait si belle et si rationnelle qu’on n’aurait même plus besoin de se défendre lorsqu’on est coupable ? Il ne faut pas s’interdire de poser ces questions sinon la défense de la défense peut, paradoxalement, revêtir un caractère fonctionnel, et autoriser au système à fonctionner comme il fonctionne, en en ratifiant les valeurs fondamentales, au lieu de le transformer et d’être réellement oppositionnelle.

 

Voilà ce que je voulais partager avec vous aujourd’hui sur toutes ces questions

 

Je vous remercie de votre attention

 

[1] Giorgio Agamben : « Comment l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie », Le Monde Diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/2014/01/AGAMBEN/49997

[2] Sur son blog, Maitre Eolas développe un argument similaire, selon lequel l’interdiction absolue des interceptions des communications avocats-clients revient juste à interdire un mode de preuve précis, pas les poursuites : http://www.maitre-eolas.fr/post/2014/03/08/Allô-oui-j-écoute

Cet article a été publié dans Conférence, Juger, Justice, Pénalité, Philosophie politique, Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.