On trouvera ci-dessous le texte de l’entretien que j’ai accordé à Libération à l’occasion de la parution de Logique de la création et de Sur la science des œuvres, et qui a été publié dans le cahier Livres du journal daté du 10 février 2011.
«J’étais en train d’écrire Logique de la création quand se sont développées les mobilisations contre la réforme de l’université. J’ai été frappé par l’inquiétante alliance entre toutes les fractions du monde de la recherche, de la droite dure à l’extrême gauche, pour dénoncer la menace que les projets du gouvernement feraient peser sur l’autonomie du savoir, en soumettant l’université à des normes externes et donc réputées illégitimes : économiques, étatiques, politiques. On peut certes souscrire à cette défense de l’autonomie, mais on doit constater que les normes qu’elle brandissait sont tout aussi dangereuses pour la créativité, et que personne ne les critique jamais : professionnalisation, consolidation des cadres disciplinaires, évaluation par les pairs comme seule reconnaissance légitime… Autant de valeurs contre lesquelles se sont définis tous les penseurs qui ont compté des années 50 aux années 70, de Lévi-Strauss à Bourdieu et Derrida, et tous les lieux à l’époque atypiques qui les ont accueillis, comme la VIème section de l’Ecole pratique des hautes études ou l’université de Vincennes – penseurs et lieux dont je m’efforce justement de retracer l’histoire dans mon ouvrage. Se souvient-on qu’en 1974 Michel Foucault souhaitait que son travail sur les systèmes disciplinaires puisse «servir à un éducateur, à un gardien, à un magistrat, à un objecteur de conscience» ? Quel chercheur aujourd’hui définirait son travail en affirmant qu’il écrit pour des gardiens de prison ? Depuis une vingtaine d’années s’est imposée une idéologie de la recherche obsédée par l’idée de maintenir une frontière entre l’interne et l’externe, les professionnels et les profanes… Or, cette frontière a pour effet de détruire l’idée même de s’adresser à d’autres publics et de construire sa pensée en interaction avec l’espace social.
«On peut déplorer la perte d’influence des intellectuels et regretter l’effervescence des années 70. Mais on doit rappeler que la fécondité et le retentissement de leurs travaux étaient liés à leur volonté d’inventer des modes d’écriture, des formes de pensée et des espaces de discussion qui faisaient voler en éclats les censures qu’exerce la définition académique de la recherche. Aujourd’hui, la plupart de ceux qui se réclament de l’héritage de Bourdieu, Foucault, Deleuze, Derrida s’attachent à faire régner un ordre universitaire au sein duquel leurs « héros » n’auraient pu développer leurs idées. Le mot « académique » était une injure dans les polémiques des années 70 ; c’est devenu un terme fortement valorisé. Ce qui fait rêver a changé : l’idéal du moi, ce n’est plus de devenir un intellectuel, mais un « chercheur », c’est-à-dire l’intégration professionnelle dans la discipline, la publication dans des revues à comité de lecture (mais sans lecteurs)…
«Il est vrai que les penseurs des années 70 y ont leur part de responsabilité. Par exemple, quand ils se sont mis à critiquer le journalisme. L’enjeu était surtout de dénoncer la puissance médiatique des « nouveaux philosophes » et le pouvoir de la télévision. Mais il faut se garder de constituer ces énoncés stratégiques en dogmes, et l’on peut trouver chez eux beaucoup d’autres réflexions sur le journalisme comme instance alternative à l’université et permettant de faire émerger de nouvelles problématiques. D’ailleurs, de Barthes à Foucault, ces grands novateurs se sont appuyés sur la presse pour vaincre l’hostilité que leurs travaux rencontraient chez leurs pairs.
«La question du journalisme nous renvoie en fait à la question du public : pour qui écrit-on ? On ne peut ignorer le public et se plaindre que celui-ci vous ignore. Il me semble, à cet égard, que l’essayisme médiatique et l’idéologie de la recherche pour la recherche sont solidaires : chacun reste dans son monde, l’espace public pour le premier, l’université pour le second. La professionnalisation de la recherche laisse le champ libre aux essayistes, et fait donc le jeu de ce qu’elle prétend combattre. A l’inverse, les démarches authentiquement créatrices se définissent par leur souci de s’adresser à des publics hétérogènes, indéterminés et surtout à venir.»