Pierre Bourdieu, fondateur des études de genre en France

Kabyle PBMichel Foucault,  Jean-Paul Sartre, Monique Wittig, ou encore Simone de Beauvoir… tels sont les noms qui reviennent le plus souvent lorsque l’on dresse la liste des intellectuels qui, dans la seconde moitié du vingtième siècle, influencèrent la politique du genre et la théorie de la sexualité. Pourtant, un nom essentiel manque à l’appel : celui de Pierre Bourdieu. Evidemment, le fait que la contribution du sociologue à l’analyse du genre et de l’homosexualité soit fréquemment minimisée, ou même niée, ne doit rien au hasard. Il y a une hostilité véhémente de certains courants des études féministes et queer à son égard. Pourquoi ?  Parce que l’enseignement de Bourdieu heurte de plein fouet les sentiments de celles et ceux qui aiment à se considérer comme radicaux, comme déstabilisant l’ordre sexuel ou l’ordre social. Bourdieu est un penseur de l’immobilité, de la perpétuation des inégalités. Toute son œuvre s’attache à montrer à quel point les hiérarchies sont enracinées dans nos cerveaux, comment les structures de la domination se reproduisent la plupart du temps, et à notre insu, avec une logique implacable. Subvertir réellement le système qui ordonne les sexes et les sexualités constitue ainsi une tâche infiniment plus difficile qu’on se l’imagine spontanément : les grandes proclamations, les textes incantatoires ne suffisent hélas jamais à enrayer la mécanique de la domination. Et les professionnels de la subversion ne subvertissent rien du tout.

Dès les années 1960, les premiers travaux de Pierre Bourdieu portent sur le genre, les relations de parenté et les stratégies matrimoniales dans son Béarn natal et en Kabylie. Les textes majeurs de cette période, ce sont les « Trois études d’ethnologie kabyle », rassemblées en 1972 dans un volume intitulé Esquisse d’une théorie de la pratique. Dans ces analyses pionnières, qui marqueront durablement la théorie qu’il développera par la suite dans une quarantaine d’ouvrages et qui s’est imposée à l’échelle internationale comme l’une des plus influentes du XXème siècle, Bourdieu fait voler en éclat l’idée selon laquelle la question du genre et de la sexualité représenterait une question secondaire par rapport à des dimensions fréquemment définies comme plus centrales, comme les réalités économiques. Bourdieu s’attache en effet à faire voir à quel point l’ordre social est saturé de significations sexuelles, est hanté par le problème de la division entre le « masculin » et le « féminin » : les mondes du travail, de la famille, de la religion, de l’école, etc. sont de part en part structurés par des logiques sexuelles. Ils ne cessent d’instituer les manières légitimes d’être un (vrai) homme ou une (vraie) femme. Le genre et la sexualité jouent également un rôle décisif dans la construction de nos identités, dans nos manières de voir, de nous penser, de nous poser les uns par rapport aux autres, et de nous définir. Bref, ce sont toutes nos catégories de pensée, tout notre « inconscient historique » qui s’organisent autour de polarités connotées sexuellement, avec ce qui est supposé relever d’un côté de l’actif et de l’autre du passif, du dominant ou du dominé, du public ou du privé, etc.

La grande force de Bourdieu est d’avoir très vite senti que le genre et la sexualité ne constituent pas seulement des domaines d’investigation décisifs. Il en a fait de véritables clés d’interprétations, des outils d’analyse (pour reprendre l’expression de Joan W. Scott) permettant de mieux comprendre le fonctionnement du monde social et les formes de la domination dans leur ensemble. On le voit par exemple dans La Distinction, l’ouvrage majeur du sociologue. Cette enquête offre une magistrale analyse des classes et de la façon dont les inégalités se reproduisent. Il s’intéresse notamment au rôle du système scolaire dans la perpétuation des inégalités, et sur le fait que la culture, l’accès différentiel aux « biens symboliques »  (musée, opéra, livres, etc.) constituent peut-être, dans les sociétés contemporaines, l’un des instruments par l’intermédiaire duquel la domination s’exerce à la fois le plus violemment et le plus insidieusement. Et Bourdieu de montrer que le refus, notamment par les garçons des milieux  populaires, de la culture légitime et de la culture scolaire s’explique par des logiques sexuelles. Ceux-ci pensent  »l’opposition entre la classe populaire et la classe dominante par analogie avec l’opposition entre le masculin et le féminin ». Ils associent la culture scolaire au « féminin », aux « tapettes », aux « pédés ». C’est la raison pour laquelle ils la rejettent – et se condamnent ainsi à occuper des positions analogues à celles de leurs parents : “Si toute espèce de prétention en matière de culture, de langage ou de vêtement est spécialement interdite aux hommes, ce n’est pas seulement parce que la recherche esthétique est réservée aux femmes par une représentation plus stricte qu’en aucune autre classe de la division du travail entre les sexes et de la morale sexuelle […]; c’est aussi que la soumission à des exigences perçues comme à la fois féminines et bourgeoises apparaît en quelque sorte comme l’indice d’un double reniement de la virilité » Penser l’homosexualité et le genre donne ainsi un accès privilégié à la compréhension des mécanismes de la dépossession culturelle, de la domination économique, et donc de la reproduction du système des classes.

De toutes ces analyses, Bourdieu tire un constat désenchanteur qui appelle un renouveau de l’action politique : la domination masculine constitue l’une des réalités les plus fortement ancrée dans les sociétés actuelles. Plus important encore : elle passe inaperçue : “La division entre les sexes paraît être dans l’ordre des choses, comme on dit parfois de ce qui est normal, naturel, au point d’en être inévitable : elle est présente à la fois dans les choses, dans tout le monde social, et, à l’état incorporé, dans les corps ». Malgré les grandes conquêtes du féminisme, malgré les changements dans la situation des femmes, les structures de la domination masculine demeurent quasi- inchangées. D’où le problème posé dans son livre de 1998, La Domination masculine : comment expliquer que, alors que tout a changé, rien n’a en fait changé ? Pour quelles raisons les transformations  de la condition féminine n’ont-elles pas affecté le modèle traditionnel de la domination ? Parce que les grandes institutions, Famille, Eglise, Ecole, Etat, travaillent en permanence à ré-instituer dans les cerveaux les principes de l’ordre masculin.

Le féminisme a incarné l’un des grands opérateurs de contestation de cet ordre. Mais Bourdieu a également insisté sur la puissance potentiellement subversive du mouvement gay et lesbien, qu’il a toujours soutenu : il fut l’un des tout premiers signataires des appels en faveur du Pacs, du droit au mariage pour les couples de même sexe et de la reconnaissance de l’homoparentalité. Et en 1997, il a participé, au côté de Monique Wittig, Leo Bersani ou Eve K. Sedgwick, au grand colloque devenu mythique sur les études gay et lesbiennes organisé par Didier Eribon au centre Pompidou, à une époque où les intellectuels ne se précipitaient pas sur ces terrains, ce qui lui valut d’ailleurs d’être insulté à la Une du Monde. Dans sa conférence, Bourdieu attire l’attention sur la capacité du mouvement gay à bousculer le principe androcentrique qui organise la société: “Ce mouvement de révolte contre une forme particulière de violence symbolique met en question très profondément l’ordre en vigueur et pose de manière tout à fait radical la question des fondements de cet ordre”. Il insiste également sur le fait que l’inventivité du mouvement gay, notamment à travers ses formes inédites d’action spectaculaire (il fait allusion à Act Up) le prédispose à incarner une sorte “d’avant-garde” (au sens où l’on parle d’avant garde artistique) du mouvement social en général. A l’heure où se développe le souci de réfléchir en termes d’intersectionnalité, d’articulation entre les multiples modes de domination, on voit que Bourdieu s’est très tôt intéressé à la question de savoir comment les mobilisations LGBT devaient nous inciter à imaginer la construction d’un nouveau mouvement social, “solidaire de toutes les organisation de lutte contre la violence et la discrimination, c’est-à-dire contre toutes les formes de racisme de genre (ou de sexe), d’ethnie (ou de langue), de classe (ou de culture)”. Sans doute la constitution d’un tel front relève-t-elle de l’utopie. Mais seule une action politique inventive, prenant en compte l’ensemble des effets de la domination, était à ses yeux susceptible de contribuer à ébranler l’ordre social présent et la violence qu’il exerce. Telle est la tâche qu’il nous a léguée. Et qui reste plus que jamais d’actualité.

Ps : à chaque fois que l’on fait référence aux travaux de Pierre Bourdieu sur le genre et à son grand livre fondateur La Domination masculine, on déclenche des commentaires malveillants répétant des contre-vérités. Sans passer trop de temps, je voudrais faire une ou deux précisions :

1/ Il n’y a pas une page de la Domination masculine qui ne cite ou ne discute les travaux d’une femme.

2/ Certes toutes ces femmes ne sont pas françaises et Bourdieu se confronte ainsi à la théorie féministe internationale : mais depuis quand faut-il citer « français » ? Et depuis quand l’espace des références est-il imposé?

3/ Les travaux de Bourdieu sur cette question datent de la fin des années 1950 et du début des années 1960 soit… bien avant les femmes qu’on lui reproche de ne pas citer

4/ On ne reproche jamais aux féministes qui ont écrit bien après Bourdieu de ne pas le citer… alors qu’on ne cesse de reprocher à Bourdieu de ne pas citer de femmes (ce qui est faux)… comme si les femmes détenaient un monopole de légitimité sur ces questions.  Ce qui est oublier que les études de genre concernent autant les hommes hétérosexuels que les femmes, les gays, etc.

5/ Toutes ces erreurs factuelles répétées à propos de Bourdieu sur cette question s’expliquent par la radicalité de sa mise en question et de son analyse.

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