Sur l’expression courante : pour comprendre un texte, il faut le remettre dans son contexte

J’ai présenté une première version de ce texte lors du colloque du projet ESSE (Pour un Espace des Sciences Sociales Européen) consacré à la traduction et à la circulation internationale des idées. On trouvera une version remaniée de ce texte dans la conclusion de mon livre Sur la science des œuvres, en accès libre ici, sous le titre « Du droit à la lecture ».

Je voudrais examiner dans ce texte un présupposé largement admis et m’interroger, de manière critique, sur l’usage qu’en font les sociologues et les historiens. Je veux parler de l’idée selon laquelle lire adéquatement un livre nécessiterait de le rapporter à son contexte de production : comprendre un texte, ce serait comprendre ce que l’auteur a voulu faire (consciemment ou inconsciemment), et comprendre ce que l’auteur a voulu faire, ce serait reconstituer la façon dont il a pris une position particulière qui s’opposait, à un moment donné du temps, à d’autres prises de position. Je voudrais notamment m’intéresser à la conséquence qui est logiquement tirée de ce postulat, et qui consiste à affirmer que lire une œuvre sans en connaitre les conditions de production, ce serait être exposé à l’erreur d’interprétation et au malentendu : ne pas savoir dans quel univers mental un auteur a formé sa pensée ou avec et contre qui il l’a formée, quelles étaient ses influences et ses références, amènerait en effet à passer à côté du texte, à être incapable d’en cerner les enjeux véritables, et donc à commettre à son propos tout un ensemble de « contresens ».

Cette manière de voir les choses s’exprime de manière particulièrement explicite dans les travaux consacrés à l’exemple le plus évident de lecture « hors-contexte » ou « décontextualisée » : la lecture étrangère. On y trouve en effet systématiquement l’idée selon laquelle la circulation internationale des productions symboliques ferait subir aux œuvres tout un ensemble de « distorsions » parce qu’elle amènerait ces œuvres à être appropriées par des individus qui ne connaitraient rien de leur contexte d’apparition.

Ainsi dans son article sur  « Les conditions de la circulation internationale des idées », Pierre Bourdieu écrit que rien ne serait plus faux que de croire que la vie intellectuelle serait spontanément internationale. Les idées sont au contraire fabriquées dans des espaces de productions nationaux, et les intellectuels sont fortement marqués, au plus profond de leurs cerveaux, par des « préjugés, des stéréotypes, des idées reçues, des représentations» qui s’enracinent dans la socialisation spécifique qu’ils ont subie au sein de leurs pays respectifs[i]. Selon Bourdieu, cet enracinement national de la vie intellectuelle conduit au fait que les « échanges internationaux sont soumis à un certain nombre de facteurs structuraux qui sont générateurs de malentendus » : « Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportent pas avec eux le champ de production dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de production différent, les réinterprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malentendus. »[ii]. Les lecteurs étrangers appliquent en effet aux œuvres des « catégories de perception et des problématiques » qui sont le « produit d’un champ de production différent » du champ d’origine, en sorte que les « déformations » d’un texte sont « d’autant plus probables que l’ignorance du contexte » de départ est plus grande[iii].

On trouve une manière identique de décrire les appropriations étrangères des textes comme des appropriations fausses et faussées dans l’ouvrage de Pascale Casanova La République mondiale des lettres, où elle se donne pour projet de reconstituer la genèse et le fonctionnement du champ littéraire international.  Dans son étude, Casanova consacre un long  chapitre à la question des mécanismes de la consécration littéraire, et montre que Paris s’est peu à peu imposé, au XIXème siècle et jusqu’au milieu du XXème siècle, comme la capitale de l’univers littéraire, comme la ville dotée du plus grand prestige littéraire au monde[iv]. Dès lors, pour un écrivain quel qu’il soit (c’est-à-dire quelle que soit sa nationalité), être reconnu  nécessitait d’être reconnu à Paris – que Paris le consacre et le célèbre. Or lorsqu’elle s’intéresse à l’activité des instances consacrantes, Pascale Casanova souligne que leur action  est ambigüe, « à la fois positive et négative ». Elle écrit ainsi, dans un passage particulièrement explicite, et que je m’autorise par conséquent à citer un peu longuement : « Le pouvoir d’évaluer et de transmuer un texte en littérature s’exerce aussi, de façon presque inévitable, selon les normes de celui qui ‘‘juge’’. Il s’agit inséparablement d’une célébration et d’une annexion, donc d’une sorte de ‘‘parisianisation’’, c’est-à-dire d’une universalisation par déni de différence. Les grands consacrants réduisent en fait à leurs propres catégories de perception, constituées en normes universelles, des œuvres littéraires venus d’ailleurs, oubliant tout contexte – historique, politique, et surtout littéraire – qui permettrait de les comprendre sans les réduire. Les grandes nations littéraires font ainsi payer l’octroi d’un permis de circulation universelle. C’est pourquoi l’histoire des célébrations littéraires est aussi une longue suite de malentendus et de méconnaissances qui trouvent leurs racines dans l’ethnocentrisme des dominants littéraires (notamment des Parisiens) et dans le mécanisme d’annexion (aux catégories esthétiques, historiques, politiques, formelles) qui s’accomplit dans l’acte même de reconnaissance littéraire »[v].

 Illusion scolastique et impérialisme disciplinaire

Les « incompréhensions », les « déformations », les « méconnaissances » et les « malentendus » que génèrerait automatiquement la lecture « décontextualisée » (dont la lecture étrangère est l’exemple le plus patent), ne peuvent être caractérisés comme tels que relativement à ce qui est défini comme la bonne lecture, la lecture droite, la lecture qui capte le sens vrai et non déformé d’un texte : la lecture « contextualisée ». Mais une question mérite dès lors d’être immédiatement posée – et on verra qu’y répondre amène à mettre radicalement en cause certains des présupposés essentiels de la sociologie : qui lit de façon contextualisée ? Qui comprend un texte avec ses conditions de production ? Qui appréhende ce qu’un texte veut vraiment dire ? Bref : qui sait lire et qui a le droit de lire ?

Si l’on entend par contexte, l’espace social, économique, intellectuel, universitaire,  politique et linguistique au sein duquel un auteur est inscrit et en regard duquel il a formé sa pensée, c’est-à-dire, pour reprendre des expressions employées par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, l’ espace des possibles par rapport auquel s’est élaboré le donné historique, on voit que tout lecteur (et pas seulement les lecteurs étrangers ou les lecteurs séparés par plusieurs dizaines d’années de l’auteur), en tant qu’il n’est pas l’auteur, apparait nécessairement comme hors-contexte. Aucun lecteur n’entretient en effet avec l’auteur une telle intimité ou une telle proximité qu’il serait capable de connaître comment et dans quelle optique le texte qu’il lit a été pensé, contre qui il a été écrit, pourquoi il a été écrit, quels en étaient les motivations et les enjeux etc. En d’autres termes, tout lecteur semble condamné à ignorer une partie du contexte de production de l’œuvre qu’il lit – en sorte que tout se passe comme si, dans ce cadre de pensée, la seule personne qui pouvait véritablement comprendre les textes sans faire de contresens était leur propre auteur.

Et encore. Il est facile de montrer – il s’agit d’ailleurs d’une idée classique en sciences sociales – que s’exercent sur l’auteur, sans qu’il en ait lui-même conscience, des effets de champs liés à sa position dans l’espace social ou à sa trajectoire, etc., en sorte que lui-même ne connaît pas toute la vérité ou le « sens objectif » de ses prises de position. En d’autres termes, ses textes entretiennent nécessairement avec leur contexte tout un ensemble de relations que lui-même ignore. Dès lors, comme seul le sociologue ou l’historien peut reconstituer dans son intégralité le contexte du texte et appréhender la position qu’y occupait l’auteur, seul le sociologue ou l’historien peut véritablement comprendre le texte en question : quand on dit que comprendre un texte c’est le comprendre relativement à son contexte, et que le comprendre relativement à son contexte, c’est ressaisir le point de vue de l’auteur et sa position dans l’univers des relations objectives par rapport auquel il a dû se définir, on dit que personne d’autre que le sociologue ou l’historien n’est apte à lire correctement et à saisir les significations véritables de ce qu’il lit.

Ainsi, le postulat selon lequel il faut connaître le champ de production d’une œuvre pour en appréhender le sens revient à affirmer que la bonne lecture, la vraie lecture, c’est la lecture savante, et que, par conséquent, seul le savant sait lire, ou du moins sait lire sans déformer et sans faire de contresens, c’est-à-dire peut percevoir ce que disent vraiment les textes. Selon un processus typique d’illusion scolastique et d’impérialisme disciplinaire, les sociologues érigent la lecture sociologique comme la bonne lecture, et font de leur mode particulier de compréhension (qui a évidemment sa pertinence dans un objectif de connaissance historique et génétique) l’unique lecture pertinente, en regard de laquelle les autres lectures, c’est-à-dire toutes les lectures telles qu’elles s’effectuent concrètement (lecture commune, philosophique, historique, psychanalytique, politique, étrangère, etc.) sont disqualifiés et présentées comme génératrices de « contresens », de « déformations » et de « malentendus », voire, plus grave encore, d’« absurdités », etc. Et quand on se donne pour projet d’étudier ces mécanismes de déformations et d’incompréhension, on cherche en fait à étudier comment les lectures pratiques s’écartent de la lecture savante, et l’on présuppose ainsi implicitement que la finalité de toute lecture devrait être la lecture sociologique, alors que cette dernière n’est qu’un type de lecture extrêmement particulier, une lecture produite par des savants en tant que savants et à usage savant.

Or on ne saurait se satisfaire d’une théorie du sens qui revient à réserver au savant le monopole de la compréhension légitime des œuvres et à disqualifier comme déformations toutes les autres lectures. S’il est vrai que les grands textes sont des textes qui produisent des effets multiples et parfois contradictoires, s’il est vrai qu’ils suscitent des mécanismes d’appropriation variés et disparates, et s’il est vrai également que, comme le disait Michel Foucault, ce ne sont pas des textes qui ont seulement produit des énoncés, mais aussi des règles pour la formation d’autres énoncés, alors ne vaudrait-il pas mieux au contraire essayer de restituer positivement les différentes appropriations dont ils font l’objet  plutôt que de vouloir les ramener à une vérité historique et contextuelle dont on s’auto-institue comme le seul dépositaire voire le seul juge ? Pour reprendre une opposition de Pierre Bourdieu, la lecture sociologique (ou historique), lorsqu’elle prétend caractériser une fois pour toutes le sens des textes et s’imagine pouvoir définir ce qu’ils veulent « vraiment » dire, est une lecture de lectores, une lecture qui fige, et en regard de laquelle toutes les interprétations nouvelles et dissonantes, toutes les réactualisations, tous les usages novateurs bref, toutes les lectures d’auctores, sont perçues comme des trahisons de la lettre. Et en baptisant « incompréhensions » les lectures d’auctores, les sociologues ou les historiens ne témoignent-ils pas, d’une certaine manière, en dernière instance, de leur difficulté à comprendre les lectures qui ressuscitent, les lectures qui ne se contentent pas de citer et de réciter ?

Contextualisation et interprétation

La déconstruction du privilège épistémologique que s’accordent les sociologues lorsqu’ils font passer leur façon de lire comme la seule façon légitime de le faire pourrait apparaître, au premier abord, comme une remise en cause de la supériorité de la lecture contextualisée sur les autres lectures, les lectures décontextualisées. Mais en  réalité, il me semble que  l’opposition lecture contextualisée/ lecture décontextualisée doit elle aussi être interrogée. En effet, une opposition n’est jamais neutre et les termes sont en eux-mêmes porteurs d’une hiérarchie implicite, en sorte qu’accepter la formulation d’une opposition (en l’occurrence, ici, l’idée selon laquelle la lecture sociologique serait une lecture en contexte alors que les autres lectures s’effectueraient hors-contexte), amènerait nécessairement à ratifier la subordination d’un terme et la supériorité d’un autre. N’est-ce pas en effet au fond parce que les sociologues s’imaginent être les seuls à lire les textes dans leur contexte qu’ils peuvent prétendre que leur lecture est supérieure aux autres ? Si une lecture est contextualisée, c’est-à-dire, d’une certaine manière, fondée et objective, n’est-elle pas nécessairement meilleure qu’une lecture « décontextualisée », condamnée à n’être rien de plus qu’une interprétation plus ou moins arbitraire ?

Pour réfléchir de manière critique à cette distinction entre lecture « contextualisée » et lecture « décontextualisée », je voudrais partir une nouvelle fois du texte de Pierre Bourdieu sur les conditions de la circulation internationale des idées. Plus précisément, je voudrais m’intéresser à l’un des exemples qu’il prend de « malentendus » engendrés par la méconnaissance du contexte de production, à savoir l’interprétation proposée par Jürgen Habermas du nietzschéisme de Michel Foucault.

Dans cet article, Pierre Bourdieu affirme en effet qu’Habermas commet un « contresens » lorsqu’il présente le nietzschéisme de Foucault comme une « restauration de l’irrationalisme ». Et ce contresens s’expliquerait selon lui par le fait qu’Habermas ignore complètement le sens et la fonction spécifiques de Nietzsche dans l’espace philosophique français des années 1950-1960. Habermas se serait contenté d’interpréter l’usage que Foucault fait de Nietzsche selon le sens et la fonction de Nietzsche en Allemagne : en regardant Foucault d’Allemagne, Habermas se serait condamné à commettre tout un ensemble d’erreurs de perception – erreurs que la lecture historique et sociologique permettrait de dissiper.

Il me semble qu’il est possible de douter de la pertinence de cette analyse. On pourrait en effet montrer, d’une part, que Nietzsche n’a pas, en Allemagne, un unique sens – en comparant par exemple la lecture qu’en fait Habermas de celle qu’en propose Adorno – et souligner d’autre part, que, en France également, quelqu’un comme Jacques Bouveresse par exemple, ou des idéologues de moindre envergure comme Luc Ferry ou Alain Renault,  ont porté, et portent encore sur Foucault exactement le même type de jugement qu’Habermas, pour comprendre que, en réalité, ce n’est pas parce qu’Habermas est allemand qu’il interprète le nietzschéisme de Foucault comme un « irrationalisme ». C’est bien plutôt en raison de son « rationalisme » étroit –  qui est d’ailleurs moins une option intellectuelle qu’un moyen pour lui d’engager une polémique politique contre des penseurs concurrents –, rationalisme au regard duquel toute mise en cause des mécanismes de la rationalité et de leurs usages assujettissants est perçue comme une destruction de la raison et de la morale universelles. Bref, tout laisse à penser que c’est en dernière instance la positon philosophique (ou plutôt idéologique) d’Habermas qui se situe au principe de sa lecture, et non son extranéité ou sa germanité, puisque des auteurs français (Bouveresse en particulier) qui partagent la même position « théorique » que la sienne ont exprimé un point de vue strictement identique. Bref, l’effet de contexte apparaît ici comme beaucoup moins décisif que ne le laissait entendre Bourdieu.

Mais discuter de manière critique ce texte de Pierre Bourdieu nécessite d’aller un peu plus loin. Bourdieu qualifie en effet l’interprétation « décontextualisée » d’Habermas comme un « contresens » ou une « erreur ». Mais quelle est selon lui la « véritable » signification de l’usage par Foucault de Nietzche ? Qu’est-ce que « remettre Foucault dans son contexte » permettrait de découvrir ? Quelle était, selon Bourdieu, la fonction objective de l’auteur de La généalogie de la morale dans la France des années 1950-1960 ? Il écrit : « La Généalogie de la morale donnait une caution philosophique, propre à les rendre philosophiquement acceptables, à ces vieilles démarches scientistes, voire positivistes, incarnées par l’image vieillotte de Durkheim, que sont la sociologie de la connaissance et l’histoire sociale des idées. »[vi]  Ainsi, selon Bourdieu, remettre Foucault dans son contexte, ce serait comprendre que l’usage qu’il fit de Nietzsche  ne constituait pas une restauration de l’irrationalisme, mais qu’il était, bien au contraire, destiné à permettre à l’auteur des Mots et les choses de faire de la sociologie sans l’assumer et sans le dire, c’est-à-dire tout en conservant une « caution » et une « hauteur » philosophique. Or il me semble qu’on reconnaîtra aisément que cette perception de la démarche de Foucault peut très difficilement être perçue comme vraie et objective. Ce n’est rien d’autre qu’une autre interprétation de la posture foucaldienne – qui est d’ailleurs tout aussi intéressée, tout aussi problématique, et tout aussi polémique, que celle d’Habermas. A travers elle, c’est tout un impensé du rapport de Bourdieu à Foucault – et du rapport de la sociologie à la philosophie – qui se présente comme une analyse scientifique de l’usage foucaldien de Nietzsche. Bref, entre Habermas et Bourdieu, nous n’avons pas affaire d’un côté à une interprétation décontextualisée – et donc fausse – de Foucault, et, de l’autre, à une  lecture contexualisée – et donc vraie. Ce sont ici deux interprétations qui nous sont proposées.

En d’autres termes, ce que Bourdieu appelle le contexte de l’usage foucaldien de Nietzsche n’est en réalité qu’un des contextes dans lequel il est légitime de réinscrire cet usage. On pourrait en effet écrire une toute autre histoire et donner un tout autre contexte – et donc une toute autre interprétation – au rapport de Foucault à Nietzsche. On pourrait par exemple relier l’usage foucaldien de l’auteur de Par delà le bien et le mal à l’ensemble des utilisations dont il a fait l’objet au sein de la pensée radicale – anarchistes, féministes, (avec André Gide, Georges Palante, Emma Goldman, John Henry Mackay, etc.),  – ce qui permettrait de voir en Nietzsche non pas celui qui a permis à Foucault de faire de la sociologie sans le dire, mais celui qui lui a servi, comme à Gide auparavant, de point d’ancrage à une critique et à une remise en causes des normes politiques, intellectuelles, philosophiques…[viii] Bref, il est possible de donner à l’usage foucaldien de Nietzsche plusieurs contextes, plusieurs histoires, et donc plusieurs sens.

Quand on dit que comprendre une œuvre, c’est la remettre dans son contexte, on fait comme si une œuvre n’avait qu’un contexte – et un seul – et donc un sens – et un seul – alors que, en fait, comme on vient de le voir, une œuvre est toujours inscriptible, en droit, dans une multitude de contextes, en sorte qu’elle est nécessairement interprétable de différentes façons (d’ailleurs, d’une certaine manière, toute interprétation peut toujours trouver un contexte où réinscrire une œuvre afin de se justifier). Le contexte d’une œuvre n’est donc jamais donnée, et prétendre, comme on le fait souvent, qu’on ne fait rien d’autre, et donc rien de plus, que réinscrire une œuvre dans son contexte, c’est oublier que le contexte ne préexiste pas à l’analyse : le contexte n’est jamais constaté. Il est toujours produit. Plus exactement, il est choisi : choisir le contexte dans lequel on va réinscrire une œuvre, c’est choisir l’interprétation qu’on va lui donner.

C’est pourquoi on peut se demander si l’opposition lecture contextualisée / lecture décontextualisée ne doit pas elle-aussi à son tour être remise en cause. La lecture sociologique ne s’oppose pas en effet aux autres lectures selon ce clivage. Car toute lecture n’est-elle pas, d’une manière ou d’une autre, contextualisée ? Les lectures philosophiques par exemple, qualifiées par les sociologues de deshistoriciées, inscrivent bien les textes philosophiques dans un contexte et dans une histoire pour les interpréter. Mais c’est un contexte et une histoire philosophiques. Un autre espace donc que celui auquel les sociologues s’intéressent.

Du droit à la lecture

Il n’y a pas d’un côté les lectures contextualisées et objectives et, de l’autre, les interprétations décontextualisées. Il y a toujours de la contextualisation et de l’interprétation. Chaque interprétation procède d’une manière propre de contexualiser, en sorte que lorsque des sociologues reprochent à des lectures d’être hors-contexte ou déshistoricisées, ils leur reprochent, en fait, de ne pas reposer sur une même définition du contexte et de l’histoire, de ne pas choisir la même notion de contexte, et, donc, de ne pas lire les textes comme ils le font.

A bien des égards, une telle attitude normative est contraire avec ce que l’on pourrait considérer comme la définition même la sociologie. Les sciences sociales s’opposent en effet en principe aux autres disciplines en ce qu’elles essaient de reconstituer l’ensemble des points de vue qui s’affrontent dans l’espace social, qu’elles renoncent à ratifier et à imposer leur propre point de vue pour le mettre en permanence en question – et  même pour  le relativiser : elles doivent chercher à saisir ce qu’elles ne sont pas. En sorte qu’elles seraient plus fidèles à l’intention qui les anime si elles renonçaient à s’insurger contre toutes les lectures, toutes les contextualisations ou toutes les appropriations qui diffèrent de celles qu’elles proposent, et s’efforçaient plutôt de les comprendre, de les nécessiter – et d’en saisir la fécondité.


[i] Pierre Bourdieu « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002, no 145, p. 3-8

[ii] Ibid., p 4.

[iii] Ibid., p 7.

[iv] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p 55 sq.

[v] Ibid., p 214. Je souligne.

[vi] Pierre Bourdieu « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », art. cit., p 6.

[vii] Cf. Didier Eribon, « Ce que Nietzsche fit à Gide et Foucault », in Hérésies, Paris, Fayard, 2003, p 65-112.

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