Je publie un extrait de ma conférence à l’Université de Fribourg prononcée le 19 juin 2013 à l’occasion du Congrès du Réseau International francophone de la recherche qualitative, et qui fait écho au débat actuel sur la suppression du CNU et, plus généralement, sur la crise des sciences sociales.
« Contre la crise intellectuelle des sciences sociales : retrouver le sens de la théorie et des problèmes »
Lorsque l’on analyse la professionnalisation des sciences sociales qui a débuté à partir de la Seconde Guerre mondiale et qui ne cesse de s’accentuer aujourd’hui, on la réduit souvent à ses aspects institutionnels : les revues, les chaires, les sections CNU, les associations, etc. Certes, la professionnalisation de la recherche désigne un processus qui affecte les cadres de la recherche. Mais je voudrais ici, pour examiner quels défis nous posent la professionnalisation et la disciplinarisation de la recherche contemporaine et ce que cela pourrait vouloir dire de résister à ces tendances, me concentrer sur un aspect un peu différent. A savoir : la professionnalisation des sciences sociales tend à exercer une influence nocive et dangereuse sur la conception et sur la définition même de la sociologie.
La volonté de construire la sociologie comme une discipline autonome conduit à affirmer et à différentier celle-ci de la philosophie, de l’économie, de l’histoire – et par conséquent débouche sur la nécessité de déterminer quelle pourrait être l’identité propre de cette pratique. Et dans ce cadre, je crois que l’on trouve aujourd’hui dans l’injonction au « travail de terrain » le socle identificatoire de la sociologie. A mon sens, on ne saurait comprendre l’emprise actuellement très forte d’une liaison établie entre « sociologie » et « terrain » si l’on ne voit pas qu’il s’agit là de l’axe dont la fonction est de permettre la construction de cette discipline. Mieux, présenter le travail sociologique comme devant consister, avant tout, en un travail de terrain, de description d’une partie du monde social, et par conséquent, prétendre que les objets de l’analyse sociologique doivent être des parcelles de la réalité plutôt que des problèmes, constituent le moyen de créer quelque chose comme la communauté des sociologues. Comment en effet regrouper un ensemble de chercheurs au sein d’une communauté ? Sur quelles bases fonder, instituer, instaurer performativement la communauté des sociologues ?
Accomplir une telle tâche nécessite de gommer les différences, d’éradiquer les facteurs de conflits, de faire passer au second plan les antagonismes ou, mieux, tout ce qui serait susceptible de créer des divisions internes – et donc notamment la théorie et la politique. Il faudrait d’ailleurs être très sociologue ici, très matérialiste. La professionnalisation de la recherche c’est en effet, avant tout, la construction d’un milieu, d’un ensemble d’associations, de centre de recherche, de réseaux d’interdépendance, où tout le monde est amené à se croiser, se trouve lié aux autres, où tout le monde se connait, se fréquente, etc. Or cette instauration d’une sociabilité professionnelle continue, permanente, de liens de solidarités et donc aussi de dépendance, etc. rend très difficile et éprouvants les conflits, les oppositions, les désaccords – puisque les affrontements deviennent des affrontements personnels. D’où l’intérêt partagé à dédramatiser la réflexion, à la neutraliser, à favoriser les travaux acceptables pour tous. Peut-être est-ce d’ailleurs cette extériorité par rapport aux réseaux de sociabilité qui prédisposent les marginaux à énoncer des choses autres et souvent nouvelles
Il existe une relation entre la volonté de construction de la discipline sociologique, le retour d’un certain empirisme et donc également la réapparition d’une certaine éthique de la neutralité et de l’objectivité. Certes, l’adhésion à un empirisme naïf ou à la croyance dans la possibilité d’un constat pur et dénué de toute pré-construction ne sont heureusement plus possibles et plus personne ne se risque à défendre de telles positions. Mais ce n’est plus la théorie, voire la spéculation qui vient jouer un rôle dans la construction de l’enquête. C’est la méthode, dont les traités prolifèrent. Celle-ci donne un semblant de construction et de cohérence à l’enquête empirique. Mais en fait elle sert à encadrer et à construire l’enquête, à lui donner une structure, plutôt qu’à interroger la réalité et ce qui est réel. Les concepts n’interviennent alors que dans un second temps, comme instrument d’interprétation, comme supplément d’âme, comme hypothèse utilisée ou proposée pour comprendre la réalité dont la « description » aurait été réalisée auparavant. Or ce qui est complément perdu dans ce triptyque terrain/méthode/interprétation, c’est précisément la force déstabilisatrice de l’activité théorique et spéculative, le fait que la pensée conceptuelle ne saurait jamais servir à interpréter la réalité, mais au contraire à la reconstruire, à proposer de nouvelles visions, à constituer de nouveaux découpages, de nouvelles réalités. La réalité n’est pas un donné et ce qui est réel ne préexiste pas à la construction qui le fait advenir comme tel. Le travail sociologique ne saurait consister ni à refléter un donné qui préexisterait à sa saisie – sinon à quoi servirait-il ? – ni non plus, selon la conception wébérienne, à interpréter le réel. Il existe au contraire un lien consubstantiel entre la sociologie, la théorie, et même l’utopie. Non pas au sens où la sociologie appellerait à la mise en place d’un ordre nouveau déterminé. Mais, plutôt, parce qu’elle propose une nouvelle vision et donc un nouveau monde. Elle reconfigure nos systèmes de représentation en leur fournissant un nouveau langage. La sociologie doit être conçue, d’abord, comme élaboration d’un programme de perception.
La professionnalisation de la discipline s’accomplit au travers la naissance d’un nouvel empirisme méthodiquement contrôlé qui condamne à la prolifération d’analyses qui font pléonasmes avec le monde. Ce qui empêche de se situer dans la logique de la découverte, c’est-à-dire de la capacité à créer des visions inédites, opposés, déstabilisantes. Favoriser la création aujourd’hui impliquerait donc de mettre en question la pratique contemporaine de la recherche. Dans celle-ci, les chercheurs se donnent à eux-mêmes comme objet d’investigation des parcelles de la réalité dont ils veulent entreprendre la description et nous proposer l’étude. Les sujets de recherche sont des objets réels : tel phénomène social ou historique (telle revue entre telle date et telle date, les prénoms des bacheliers ou des animaux domestiques, etc.), tel type d’acteurs ou telle catégorie (les caissières, les journalistes, les chômeurs, les agents immobiliers, etc.), telle institution, telle activité (le bricolage, etc.) etc. Or à l’inverse, les sujets de la sociologie devraient être des problèmes théoriques à partir desquels la réalité serait reconstruite. Au couple méthode/enquête, il faut substituer le couple théorie/problème. La réalité ne devrait pas être un point de départ, mais le point d’arrivée. Et dans ce cadre, la recherche qualitative et la recherche quantitative conserveraient bien entendu toute leur place. Elles auraient le même statut que la modélisation ou l’abstraction en science économique. Elles fonctionneraient comme des moyens, c’est-à-dire comme des instruments de problématisation, des techniques de questionnement. Non pas ce dont il faut parler, mais ce qui doit aider le sociologue à parler de ce dont il doit parler.
Contre le vénéneux doublet méthodologico-empirique, il nous faut travailler à retrouver le sens des problèmes et des théories