Gary Becker : voir autrement, créer de nouveaux objets

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L’économiste Gary Becker, qui a obtenu le prix Nobel en 1992, est mort samedi 3 mai à 83 ans. Lorsqu’il est question de lui et de sa démarche, les qualificatifs d’ultra-libéral ou de néolibéral sont systématiquement utilisées, qui construisent automatiquement une perception négative de ses travaux. Bien entendu, je ne nie pas cette dimension et donc la nécessité que nous avons de nous opposer de toutes nos forces à la plus grande partie des politiques qu’il a prônées. Mais dans le même temps, il serait fort dommage, du point de vue de la pensée, de s’arrêter à cela. Nous y perdrions énormément, y compris dans l’espace de la théorie critique. Car sa démarche modélisatrice et spéculative a construit de nouveaux objets, nous a offert de nouveaux instruments de pensée qui nous amènent à nous confronter à de nouvelles manières de voir le monde, à de nouveaux langages, et nous engagent ainsi à libérer nos facultés d’imagination.
Dans mon livre sur Michel Foucault et le néolibéralisme (La Dernière leçon de Michel Foucault) j’ai consacré un chapitre à la lecture que Michel Foucault a opérée de Gary Becker dans Naissance de la biopolitique. J’ai proposé des raisons pour comprendre l’intérêt que Foucault a porté à l’auteur de L’Approche économique du comportement humain. Et j’ai affirmé que nous pourrions nous aussi puiser aujourd’hui des éléments importants dans ses recherches. Par exemple, Foucault a vu dans l’analyse économique des faits sociaux, et notamment du crime, une critique radicale de l’approche psychologique de la conduite humaine – par définition, l’homo-oeconomicus n’a pas d’intériorité – qui permet de mettre en question les fondements et les présupposés du pouvoir psychiatrique et psychanalytique. Foucault s’est aussi intéressé à la manière dont la vision économique ne s’adossait jamais à un idéal d’uniformisation et d’unification, et qu’elle proposait au contraire de conceptualiser la société comme un système de différences et de variations. Dans la vision économique, une société n’a pas un besoin infini de conformité. Elle n’est pas conçue comme s’indexant à un idéal de conformité mais plutôt de pluralité – tout l’enjeu étant ensuite de construire des systèmes de cohabitation entre les pratiques minoritaires.
Enfin, la politique qui dérive de l’analyse économique et qui est appelée par la vision de l’homme comme homo-oeconomicus se situe aux antipodes d’une politique de normalisation. Elle consiste en ce que Foucault appelle une politique environnementale: elle doit agir sur les coordonnées de l’espace social, les structures de l’environnement dans lequel les individus évoluent (les prix, les incitations, etc.) et non sur les individus eux mêmes, leur  »psychologie », leur psychisme ou leur individualité.
En d’autres termes, la vision construite par Gary Becker de la réalité repose sur une critique de la psychologie, de la normalisation et du pouvoir de normalisation – ce qui en fait un dispositif de mise en question des sociétés disciplinaires. Ce qui ne signifie évidemment pas que la vision néolibérale ne favorise pas la propagation de nouveaux types de pouvoirs. Mais elle peut, néanmoins, servir de point d’appui stratégique possible pour l’élaboration de pratiques de desassujettissement.
Soulignons enfin que cet auteur qui a proposé de décaler notre vision du monde et de l’homme entretient une autre affinité avec Foucault : sa volonté de créer de nouveaux objets. Comme Foucault avec la prison, la folie, la sexualité, conceptualisée comme de nouveaux objets historiques et domaines d’expériences, Becker n’a cessé de créer de nouveaux objets économiques : le crime, la
discrimination, la famille, le temps, etc. Bref, c’est un auteur au sens fort du terme, qui a créé de nouveaux problèmes et de nouveaux objets, c’est-à-dire qui a redéfini l’espace du pensable. Ce qui, après tout, n’arrive pas si souvent.

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