Il y a quelques semaines, une pétition soutenait la création d’une nouvelle section du Conseil National des Université en économie. Il s’agissait de défendre « le pluralisme en économie » contre la domination de plus en plus grande du paradigme néoclassique, qui impose une doxa néolibérale et empêche l’émergence ou la pérennité d’autres manières de penser l’économie. Cette pétition réagissait à l’intervention de Jean Tirole auprès de la ministre pour s’opposer à la création de cette nouvelle section, et qui est semble-t-il parvenu à faire renoncer à celle-ci.
Cette lutte a suscité beaucoup de réactions, de tribunes et d’analyses. Elle a été présentée – et se présente – comme opposant l’hétérodoxie à l’orthodoxie, l’économie critique contre l’économie néolibérale, les progressistes contre les conservateurs. Pourtant la liste des signataires du texte « Pour le pluralisme, maintenant » ne peut pas ne pas susciter un sentiment de malaise : On y voit en effet des conservateurs voire des militants de la réaction (Gauchet, Supiot, etc.) côtoyer des auteurs qui s’inscrivent dans le courant de la gauche radicale (Balibar, Lordon etc.) Ce genre de voisinage est toujours inquiétant. Il doit amener à s’interroger sur ce qui le rend possible et donc sur la nature véritable du geste ici accompli (quand on peut signer un texte avec des militants de la réaction, c’est qu’il y a un problème).
Ces voisinages sont problématiques. Il y a nombre de conservateurs et de réactionnaires parmi les dits « hétérodoxes » et, à l’inverse, on trouve parfois des analyses beaucoup plus intéressantes, plus critiques chez les néoclassiques (par exemple sur le crime, la drogue, l’environnement, les discriminations, la sexualité, etc. comme je l’ai montré dans mon livre sur le néolibéralisme à propos de l’intérêt de Foucault pour Gary Becker). En d’autres termes, il faut veiller à ce que le combat contre l’orthodoxie en économie ne contribue pas à présenter comme « critiques » des paradigmes faible théoriquement et problématiques politiquement seulement parce qu’ils seraient contre les « modèles » ou contre le « néolibéralisme » (je pense notamment à l’économie des conventions : J’ai été étudiant à Nanterre en économie et je dois dire que cette approche m’a toujours semblé d’un niveau assez consternant). Il est donc nécessaire de maintenir la vigilance critique à laquelle ce geste nous appelle et de se méfier des effets de brouillage qu’il accomplit.
Mais il y a une deuxième chose, qui concerne la question du fonctionnement de l’Université, des disciplines, du CNU, et de la politique de la science, etc. J’ai été très frappé par un point de la lettre de Jean Tirole à la ministre – passage qui lui a valu des attaques violentes. Tirole écrivait :
« Il est impensable pour moi que la France reconnaisse deux communautés au sein d’une même discipline. Il est indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications, forçant chaque chercheur à se confronter au jugement par les pairs. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. Les économistes auto-proclamés « hétérodoxes » se doivent de respecter ce principe fondamental de la science. La création d’une nouvelle section du CNU vise à les soustraire à cette discipline. »
J’ai été très troublé en lisant ce paragraphe et en voyant qui l’attaquait car cet argument est exactement celui que la quasi-totalité des membres de l’Université utilise depuis une vingtaine d’années pour accentuer la professionnalisation de la recherche, pour lutter contre les projets de suppression du CNU, pour augmenter l’emprise des cadres disciplinaires sur la production académique, pour disqualifier les individus qui échappent à l’emprise des circuits interne, pour « scientificiser » les sciences humaines, pour domestiquer les jeunes, etc.
L’idée selon laquelle la « reconnaissance par les pairs » (c’est-à-dire en fait la reconnaissance disciplinaire et universitaire, ce qui pose déjà la question de savoir pourquoi mes « pairs » se réduirait aux individus de ma discipline. Qui sont mes pairs? Qui le décide pour moi? Pourquoi les espaces d’évaluation devrait-il être disciplinaire?…), est un indicateur de la scientificité des travaux contre les « reconnaissances externes », et qu’il faut donc s’y plier si l’on prétend faire œuvre de science constitue une croyance particulièrement ancrée dans les cerveaux des universitaires, y compris de gauche, et elle est utilisée en permanence comme un instrument de disqualification des travaux qui échappent à l’emprise des circuits académiques (on peut penser par exemple à la façon dont Bouveresse parlait de Derrida ou de Foucault, et qui n’est pas sans rappeler la façon dont Tirole parle des hétérodoxes ou dont Boudon parlait de Bourdieu. Nombre des signataires de la pétition adhèrent totalement à ce langage). C’est aussi cette croyance qui contribue à la domestication des esprits dans l’université contemporaine où les injonctions à publier dans les revues à « comités de lectures », à se soumettre aux « règles de la disciplines » sont sempiternellement adressés aux jeunes comme des conditions impératives de leur devenir-chercheur ce qui exerce des effets très puissant d’auto-normalisation et d’incitation à se conformer aux règles instituées plutôt qu’à les questionner..
La geste des hétérodoxes touche un enjeu très important. Mais ils ne vont pas au bout de ses implications : car ce qui est en jeu dans leur critique de l’orthodoxie, ce n’est pas l’opposition entre deux manières de faire de l’économie. C’est l’idée même de discipline – et donc aussi la légitimité même d’une instance comme le CNU. La démarche des hétérodoxes introduit à une critique politique des sciences qui, si l’on en pousse la logique jusqu’au bout, a le mérite de faire voler en éclat l’idée d’une « communauté scientifique » qui « discuterait » entre « pairs » de la qualité « scientifique » des travaux : la discipline est champ de forces où des pouvoirs institutionnels et d’Etat sont utilisés pour imposer une orthodoxie, des manières uniformisées de penser et d’écrire, et le CNU est l’un des instruments essentiels de la normalisation des communautés disciplinaires. Cette polémique permet donc à ceux qui en doutaient encore que la fonction essentielle du CNU n’est pas de lutter contre le « localisme » mais de lutter contre le « pluralisme » et d’imposer une orthodoxie – ce qui ne gêne pas les universitaires tant qu’ils sont du côté de celle-ci et tant qu’ils sont ceux qui la font régner. Il est à cet égard amusant de constater que nombre de sociologues qui essaient d’imposer une conception dégradée des sciences sociales réduites à un projet d’études soi-disant « descriptives » de parcelles de la réalité (car elles n’ont de descriptives que le nom, mais c’est une autre histoire…) ont signé la pétition « pour le pluralisme », pluralisme qui doit sans doute être pour eux un impératif réservé à l’économie. S’interroger sur le pluralisme dans l’Université devrait presque automatiquement déboucher sur une revendication pure et simple de suppression du CNU. Et plus généralement, sur une réflexion pour une structuration non-disciplinaire des espaces de production et de circulation des savoirs.
Ce n’est pas un hasard si cette polémique a priori interne au monde des économistes a pris une certaine importance. Elle touche au cœur de nombre de dispositifs qui se situent au cœur de l’idéologie académique depuis une vingtaine d’année. Elle pose la question de la politique, de ce qu’est un espace de discussion, de ce qu’est une discipline. C’est la raison pour laquelle radicaliser ce geste et échapper à ses impensés est très important si l’on souhaite repenser une politique de l’Université aujourd’hui.