« L’enjeu, c’est de renommer les choses, de réinstaurer des lignes de fracture ». Entretien pour les Inrocks

Edouard Louis et moi-même avons accordé un entretien aux Inrocks  à la suite de notre appel au boycott des Rendez-vous de l’Histoire afin d’expliquer notre geste et ses enjeux.

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« L’enjeu, c’est de renommer les choses, de réinstaurer des lignes de fracture »

Avez-vous été surpris par le tollé général qu’a suscité votre texte contre la présence de Marcel Gauchet aux Rendez-vous de l’histoire de Blois sur la question des rebelles ?

Non, parce que notre volonté, par ce geste, était de soulever un problème qui nous préoccupe depuis un certain temps déjà, et qui interroge la scène intellectuelle et les mécanismes qui y sont à l’œuvre depuis de nombreuses années. C’est le problème de la légitimation et de la banalisation des discours inacceptables et de la contribution des institutions à celles-ci. Quelles sont les forces qui tendent à faire passer pour « normales » des positions ultraréactionnaires ? Comment des dispositifs de pouvoir voudraient nous contraindre à « débattre » avec ces idées ?
Les réactions à notre geste sont le symptôme d’une idéologie du débat qui se propage depuis des années en France.
Les institutions (comme Blois, mais on peut élargir le diagnostic au-delà de ce cas) imposent un espace de « discussion ». Elles choisissent pour vous des interlocuteurs, vous disent « voilà qui sont les débattants » ; et si vous rompez, si vous dites non, si vous affirmez vouloir construire un autre espace de débat et ne pas vous soumettre à celui imposé par les institutions, alors, comme on l’a vu, cela provoque des opérations de rappel à l’ordre.
Cette idée du « débat », comme si le débat était quelque chose de neutre, est tellement inscrite et installée dans les corps, la soumission spontanée est tellement enracinée dans les habitudes que les remettre en question soulève des pulsions d’ordre très violentes.

Mais la violence des attaques dont vous êtes l’objet dans les journaux depuis trois semaines est souvent âpre ; beaucoup vous présentent comme des intellectuels sectaires, refusant le principe même du débat démocratique. Comment recevez-vous cette accusation d’excommunication ?

Ce qui nous frappe, c’est la violence des termes utilisés : on a parlé de nous comme des ayatollahs, staliniens, excommunicateurs, des totalitaires, des inquisiteurs, des Béria… Ce qui nous étonne, c’est surtout la perception différentielle de la violence. Si vous dites « nous ne voulons pas accepter comme interlocuteur » quelqu’un qui milite pour l’infériorisation des homosexuels, contre les droits des femmes, contre la lutte antiraciste, contre les luttes sociales, vous êtes perçu comme un stalinien ; alors que si, comme Gauchet, vous vous situez du côté de la réaction, si vous militez contre les droits des minorités, vous êtes perçu comme un démocrate qui participe au débat. Cette perception différentielle de la violence est incroyable et insupportable.
Mais qu’est-ce qui s’est passé dans le champ intellectuel et politique pour que lorsque quelqu’un attaque les gays et les lesbiennes, les minorités, les chômeurs…, il puisse apparaître comme un débatteur et lorsque l’on affirme, à l’inverse, que ces opinions sont inacceptables, on puisse être désigné comme censeur autoritaire ?
Cette perception différentielle de la violence s’inscrit dans une économie générale des discours et des perceptions que l’on retrouve partout ; elle se répète éternellement. Par exemple dans la plupart des médias, lorsqu’un plan social s’abat sur une entreprise. Un patron peut laisser à la rue et sans travail des centaines de salariés ou d’ouvriers… mais si ces salariés font grève et bloquent l’usine ou l’entreprise c’est eux qui apparaitront comme violents, irresponsables et pas celui qui a le pouvoir de détruire des centaines de vies et qui le fait. C’est encore ce qui s’est passé avec les intermittents.
Tout ça, c’est la conséquence de la révolution conservatrice qui sévit depuis plusieurs années, et qui produit ses effets non pas seulement, bien sûr, dans le champ intellectuel, mais également dans le champ politique avec une droitisation constante des discours et des pratiques.
Nous voulons installer une scène où l’on renverse les termes. Nous nous insurgeons contre cette violence et nous dénonçons la violence discursive exercée sur les dominés et les minorités en général par Gauchet et les cénacles qui tournent autour de lui. Nous nous inscrivons dans un moment de reconquête : la gauche doit se ressaisir de ces thèmes, redéfinir ce qui est acceptable ou pas.

Deuxième chose : la mobilisation contre nous vient, avant tout, de la droite et de l’extrême-droite. Ce sont des gens qui ne supportent pas qu’on dise ce qu’ils sont ; le problème pour eux est d’être nommés. Ils se sentent en fait censurés lorsqu’on leur dit qu’ils sont réactionnaires et que leurs « opinions » ne sont pas des opinions comme les autres mais des actes discursifs insultants et violents que nous refusons de reconnaitre comme faisant partie de l’espace de l’acceptable et du même espace que nous. Ils vivent cela comme une censure exercée sur eux, car ce qu’ils veulent, c’est pouvoir parler impunément, comme si de rien n’était. Ce qu’ils veulent, c’est pouvoir déverser des poncifs réactionnaires comme si cela faisait partie d’un débat dans lequel tout le monde s’intégrerait.
En cassant le jeu, nous adoptons une stratégie de rupture : nous ne voulons plus de ces gens-là dans notre espace, nous ne les considérons pas comme des interlocuteurs. On casse une espèce de banalisation, d’accoutumance et d’entrée dans l’acceptable de ce genre d’opinions. Or, ce que voudraient les idéologues réactionnaires c’est convertir leurs opinions en opinions légitimes.
C’est pour cela que l’accusation de censure qui nous a été faite est totalement injustifiée. En effet, il va de soi que nous ne sommes pas des censeurs puisque c’est nous qui ne parlons pas, c’est nous qui n’allons pas à Blois. Nous n’avons jamais dit que Gauchet ne pouvait pas parler ; nous avons dit que nous ne venions pas, et nous avons lancé un appel, c’est-à-dire un appel à la liberté de chacun, à se retirer. Ce retrait, c’est précisément le contraire d’une modalité autoritaire d’agir.

Pourquoi donc selon vous y a-t-il eu accusation de censure ?

C’est une question qui nous semble en effet très intéressante et riche d’enseignement : qu’est-ce qui fait que l’on perçoive et code comme une censure un geste qui consiste à laisser parler Gauchet mais dans un espace duquel nous nous retirons et sans que l’on soit là. Cela démontre que ce qui intéresse Gauchet, ce n’est pas de parler, mais de parler en présence de gens de gauche, en présence d’intellectuels critiques, car sa parole a alors de la valeur. S’il parle en présence d’Alain Finkielkraut, Renaud Camus ou Michèle Tribalat, il n’a pas le sentiment de parler vraiment.
L’enjeu pour nous, c’est de renommer les choses, de catégoriser, de réinstaurer des fractures dans le champ intellectuel. Or, depuis une dizaine d’années, et la disparition d’auteurs comme Bourdieu, Deleuze ou Derrida qui étaient très attentifs à ces questions, on s’est peu à peu mis à accepter le fait que tout le monde débatte avec tout le monde. Nous nous inscrivons dans leur filiation : nous voulons faire éclater le champ intellectuel tel qu’il fonctionne aujourd’hui, faire advenir un nouveau champ.

Mais parler avec l’ennemi, est-ce vraiment interdit ? Par ailleurs, Marcel Gauchet n’est pas toujours perçu comme un intellectuel à ce point réactionnaire comme vous le dites, mais plutôt comme un penseur libéral. D’où, peut-être, un malentendu autour de votre intervention, non ?

Si certains n’entendent pas notre position, c’est précisément parce qu’on a construit une scène où Marcel Gauchet n’est pas nommé tel qu’il est. Il existe des opérations de banalisation de son discours. A force de le voir, de l’entendre, on s’habitue à sa présence, à ses mots, et l’on ne prend plus conscience de la violence de ses textes.

L’ensemble des écrits de Gauchet exprime une intention de lutter contre ce qu’il considère comme le délitement de la société, dû aux processus démocratiques, à la prolifération des « demandes individuelles » qui « dissolvent » l’autorité de l’Etat : ce qui l’anime, c’est la volonté de réinstaurer de l’ordre familial, national, symbolique contre toutes les demandes minoritaires ou de justice sociale. C’est un penseur authentiquement réactionnaire, anti-démocratique, obsédé par l’ordre traditionnel, qui ne fait l’éloge du peuple qu’à l’occasion de la Manifestation pour tous contre le mariage gay ; mais quand c’est le peuple qui manifeste pour la protection sociale en 1995, il écrit contre. Depuis vingt ans, il participe de tout ce qui défend l’ordre social, politique, sexuel, contre les revendications minoritaires.
Le dernier numéro de la revue dirigée par Gauchet, Le Débat, se demande si le mariage pour tous est une « perversion » – c’est le terme employé ; le numéro précédent s’interrogeait sur l’immigration et la crise de l’identité nationale. Nous n’avons pas envie de discuter de cela.
Des idéologues comme lui, qui ont des places dans les instances institutionnelles, universitaires et dans les médias, veulent imposer de vieilles questions et, par là même, ils en font disparaître d’autres ; ce sont eux qui censurent les sujets beaucoup plus essentiels. Ce sont d’autres questions qui nous intéressent et que nous voulons poser: le droit des minorités, les violences faîtes aux femmes, la justice sociale, la répression pénale, Snowden et Assange, la reproduction des classes sociales, etc.

A l’heure d’Occupy Wall Street, des Indignés, des émeutes de Ferguson, des mouvements anticapitalistes, du mariage gay et de la PMA, de Snowden, des Pussy Riots etc…, inviter Gauchet pour parler des rebelles est une pure provocation.

Y’a-t-il dans votre geste la volonté de bousculer la torpeur du débat intellectuel ?

Il faut repenser la vie intellectuelle et mettre en place des stratégies de rupture; il faut créer ses propres lieux, ses espaces de diffusion, affirmer ses points de vue, être autonome, se créer ses propres scènes. Le pluralisme, pour nous, ce n’est pas nous soumettre à des scènes imposées. C’est créer nos espaces, inventer nos scènes. L’appel au boycott de Blois est pour nous le point de départ d’une initiative pour large qui prendra forme à partir de la rentrée et qui justement réfléchira à la pluralité dans l’espace culturel, littéraire et intellectuel : nous voulons réinstaller un peu de démocratie intellectuelle dans un champ saturé par tous ces discours autoritaires et dangereux.

Avez-vous reçu des soutiens, en dehors des signataires d’un second texte, un appel collectif paru dans Libération le 6 août ?

On peut avoir l’impression d’un déchainement de réactions contre nous ; mais nous avons reçu des dizaines et des dizaines de messages de gens qui soutiennent cette initiative, mais qui sont terrifiés par le poids des institutions – l’EHESS, le CNL… – et qui nous disent rester dans l’ombre pour éviter les représailles, des historiens qui aspirent à entrer à l’EHESS, des écrivains qui, par exemple, dépendent d’une aide du CNL, et il y en a beaucoup. De quel côté est la censure ?
Mais nous savons que d’autres initiatives se préparent. Et puis, l’appel collectif que vous mentionnez a été signé par André Téchiné, Thomas Hirschhorn, Sylvie Blocher, Dominque A., Chloe Delaume, Florent Marchet, Lola Lafon, Edmund White, etc. Ce sont des personnalités très importantes et la vie intellectuelle c’est aussi l’affaire des artistes, des écrivains, des cinéastes, etc.

Assiste-t-on avec cette querelle à une sorte de répétition de celle déployée en 2002 autour du livre de Daniel Lindenberg sur les nouveaux réactionnaires ?

Non, parce que le livre de Lindenberg était un livre dépolitisant. Il singularisait le problème. Il décrivait quelques cas de réactionnaires ; Notre diagnostic s’inspire des analyses de Didier Eribon dans son livre D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française. C’est une approche plus structurale : quelles sont les forces qui travaillent à convertir des énoncés violents et infériorisants en idées acceptables ?Didier Eribon Revolution
Il a toujours existé des idéologues inquiétants, sommaires, etc. Dès lors, la responsabilité essentielle de leur diffusion incombe nécessairement d’abord à ceux qui les reconnaissent comme des interlocuteurs légitimes, qui construisent leur espace de débat par rapport à eux, qui, au lieu de traiter ce qu’ils expriment comme des symptômes, ou comme du bruit, ou comme du rien, font comme s’il s’agissait d’ « idées » que l’on pouvait discuter, leur accordant ainsi tout ce qu’ils demandent.
Il faudrait se demander comment les intellectuels, notamment de gauche, participent à cette opération de banalisation ? Comment interrompre cette logique à l’oeuvre depuis dix ans afin de commencer à reconstruire la scène intellectuelle ? Ce n’est pas une question de personnes, mais de forces collectives et de participation des intellectuels aux opérations de légitimation. Ne pas aller à Blois, c’est dire : vous pouvez très bien faire des rendez-vous de l’Histoire réactionnaire avec des intellectuels de droite et conservateurs, mais nous ne serons pas là et nous montrerons de quoi il s’agit, c’est à dire tout sauf l’histoire des rebelles.
Notre texte était un appel à la liberté de chacun. Qu’est-ce que la démocratie, qu’est-ce que l’autonomie – et comment radicaliser l’exigence démocratique ? La démocratie, ce n’est pas un espace où l’on doit tous se soumettre aux mêmes questions, mais c’est pouvoir créer ses propres espaces de résistance. C’est cela qui a semblé insupportable aux yeux de certains : le refus de la soumission. Cette soumission qui est presque la condition pour que ces gens soient légitimes : c’est une servitude volontaire généralisée qui est la condition même de l’existence de ces gens qui publient dans Le Débat et autres lieux comparables.

Votre appel à la démission de l’historienne Michelle Perrot de la présidence de l’édition 2014 n’a-t-il pas envenimé la note d’insolence de votre texte ?

La participation de Michelle Perrot à ces Rendez-Vous de l’Histoire est une honte. Elle, qui a écrit sur les opérations qui renvoient les femmes au silence, va présider une manifestation en présence de Marcel Gauchet l’antiféministe. Nous imaginons qu’elle doit être au mieux mal à l’aise du choix que la direction lui a imposé. Nous renouvelons plus que jamais notre appel à sa démission.

Comment appréhendez-vous politiquement la figure du rebelle aujourd’hui ?

On ne peut pas aborder la catégorie des rebelles sans poser la question de l’émancipation et de la critique des différents ordres qui limitent les possibilités d’égalité et de liberté. On est rebelle quand on se situe du côté de la critique des ordres traditionnels, des hiérarchies, des censures, des interdits. Quelqu’un qui manifeste pour restaurer un ordre familial traditionnel, même s’il affronte la police, n’est pas un rebelle. Un rebelle est forcément progressiste, il met en question un ordre donné pour plus de désordre et plus de liberté.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand

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