Entretien sur « Mon corps, ce désir, cette loi »

Voici la version longue d’un entretien paru dans Têtu en novembre 2021 à l’occasion de la parution de Mon corps, ce désir, cette loi. Il est paru sous le titre « Le mouvement gay pourrait inspirer la lutte contre les violences sexuelles ».

La loi du 23 avril 2021, qui instaure un seuil de non-consentement automatique pour tout acte sexuel avec un mineur de moins de 15 ans, est-elle le point de départ de ce livre ?

Ça a été un moment important en effet. Surtout parce que j’ai été frappé par le fait qu’à la suite de la publication du livre de Vanessa Spingora Le Consentement, tout le monde s’est précipité pour appeler à légiférer, à renforcer l’appareil répressif. Or d’ordinaire, même quand il y a un attentat, les forces de gauche insistent sur la nécessité de prendre du recul, de ne pas faire de Loi dans l’émotion,  et d’analyser les effets d’un renforcement des dispositifs répressifs. Ici au contraire, la gauche voulait parfois être plus répressive que le pouvoir. Et je suis étonné que l’on ne puisse pas avoir avec la sexualité et les violences sexuelles, aussi cruciaux que soient ces sujets, les mêmes réflexes que pour le terrorisme… Mais il y a aussi une raison de fond… A chaque fois, le point de départ de mes livres a consisté à montrer comment des mouvements progressistes pouvaient s’appuyer sur des modes de pensée ou des schémas qui les rendaient malgré eux complices du pouvoir. Et qu’il est donc nécessaire de les radicaliser en les interrogeant. Depuis quelques années, il y a une multiplication de prises de positions sur la sexualité… Ces mouvements se sont souvent articulés à des formes de pensée et à des idéologies de la sexualité problématiques. J’ai saisi l’occasion d’une conférence pour développer ces interrogations. C’est un livre né d’un inconfort que je ressentais depuis quelque temps – et que je crois beaucoup ressentent. C’est une tentative de mener une réflexion rationnelle et réaliste, pluraliste et libertaire, sur ces sujets.

À propos de ces relations entre un mineur et un adulte, vous soutenez qu’il faut juger au cas par cas. Le principe de l’individualisation des peines est à vos yeux remis en question ?

Une des théories du livre, c’est que la sexualité, l’intimité, le désir, sont des domaines complexes, pluriels où il y a une infinité de rapport au corps selon les individus et qui s’inscrivent dans des contextes. Fixer des normes rigides et unifiées à travers l’État ne peut que mutiler la vie. La loi considère qu’avant quinze ans c’est du viol, quoi que dise le mineur en question, quels qu’aient été ses désirs ou envies… On rétablit une norme du comportement sexuel indifférente à la pluralité des expériences – le Planning familial s’en était lui-même publiquement inquiété, proposant une autre solution, la présomption de non-consentement, beaucoup plus intéressante. Nombreux sont les gays qui ont raconté avoir eu des expériences sexuelles avec des hommes adultes alors qu’ils n’avaient pas encore tout à fait 15 ans, et comment cela a été libérateur pour eux par rapport à l’homophobie qu’ils subissaient, à l’enferment familial, à la répression du désir….  Interdire ces expériences est-ce alors les “protéger” ou au contraire renforcer des effets de répression et de souffrance? Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas faire attention, qu’il ne faut pas être prudent, mais cela doit se faire au cas par cas. La maturité, la nature de la relation, le contexte, tout cela doit évidemment entrer en ligne de compte. Il est très important que celles et ceux qui ont été victimes prennent la parole mais il ne faut pas que leurs paroles débouchent sur des régulations simplistes qui mutilent la vie de ceux qui n’ont pas été victimes ou ne le seront pas. En tout cas, ils ne se considèrent pas comme des victimes, on ne peut pas leur dire « vous avez été victimes quand même ». Il faut se méfier du danger que représente le fait de soumettre à des régulations unifiées des expériences singulières et plurielles et, plus généralement, toute forme de monisme dans la pensée de la sexualité.

Que voulez-vous dire?

La dénonciation des violences sexuelles s’adosse de plus en plus à l’appareil d’État. Elle formule ses revendications à travers une demande de répression, de châtiment, d’abolition de la prescription, etc. Cette proximité avec l’Etat a pour conséquence que l’on reproduit les biais de l’appareil d’État, qui est indifférent à la pluralité des rapports à la blessure et des expériences. Beaucoup de victimes de viol ont par exemple témoigné du fait que parfois la procédure judiciaire et policière a été autant voire plus traumatisante pour elles que le viol en tant que tel. Lier la lutte contre la violence sexuelle à l’appareil pénal, affirmer que quand on est victime d’une agression ou d’un viol cela doit forcément passer par une plainte, se constituer partie civile… est-ce alors vraiment se situer du côté des victimes et prendre en compte leur blessure ?  Je ne suis pas sûr.  Ne faudrait-il pas alors réfléchir à d’autres formes de justice et d’autres prises en charge de la blessure, comme le propose la justice restauratrice par exemple ou  comme de nombreux auteurs abolitionnistes le proposent depuis longtemps…

Vous vous référez à Simone de Beauvoir qui prônait cet abolitionnisme pénal ou carcéral : la prison n’est qu’un « leurre » écrivait-elle, qui ne change pas un agresseur.

Comment faire vivre un mouvement émancipateur qui ne reconduit pas les instruments de la violence d’État pour lutter contre la violence ? Lier un mouvement qui se prétend progressiste à une demande de plus de prison m’apparaît comme une contradiction, sachant que la gauche a toujours soumis à l’examen critique la prison, la répression. Nous vivons aujourd’hui un moment marqué par une forme l’exceptionnalisme sexuel, qui fait que lorsqu’il s’agit de la sexualité, des militants ou intellectuels semblent oublier tous les principes qu’ils déploient par ailleurs pour d’autres domaines. 

Vous vous référez à l’abolitionnisme pénal…

L’abolitionnisme pénal est un courant militant et universitaire qui offre une rupture avec la manière dont on pense le traumatisme : est-ce qu’on doit réagir à un traumatisme par la mise en prison d’un individu particulier ? Est-ce qu’on lutte contre un phénomène social par une réponse individualisée ? Cette tradition estime qu’il faut mettre au centre de notre pensée non pas le coupable (comment le punir) mais la victime : comment la protéger? Comment faire en sorte qu’elle aille mieux? Comment l’exfiltrer des mains d’un mari violent ?Mais aussi, bien sûr :  comment faire qu’il y ait moins de victimes ?  C’est très différent de réfléchir à la transformation des structures sociales qui produisent le viol et à la prise en charge des victimes, plutôt qu’à l’augmentation de l’activité répressive, qu’elle soit pénale ou culturelle (c’est la différence entre la gauche et la droite). Je comprends évidemment très bien, qu’à l’échelle individuelle, lorsque l’on est victime, lorsque s’abat sur soi la violence, la blessure, le traumatisme, on éprouve le besoin que celui qui nous a agressé soit poursuivi et aille en prison. En même temps, il n’y a pas de réactions spontanées unifiées à la blessure.  Quoi qu’il en soit, la discussion que je veux mener se situe à un autre niveau, celui de la construction d’un mouvement politique et des bases qu’on lui donne.

Mais la réponse pénale est immédiatement compréhensible, plus rapide à apporter aux victimes.

Le point de départ du livre, ce sont les témoignages de Samantha Geimer et Edouard Louis sur leur viol et leur confrontation à l’appareil pénal. J’ai été proche de victimes de violences, j’ai assisté à des procès, et je n’en ai jamais entendu dire à la fin : « Ça m’a fait du bien. » J’ai toujours entendu en revanche des victimes demander que l’agresseur reconnaisse, s’explique, dise la vérité, des choses rendues impossibles par la chaîne pénale. En réfléchissant à notre entretien pour TÊTU, j’ai pensé au mouvement gay et il me semble que ce mouvement a transformé les structures sociales et mentales, a fait diminuer le niveau d’agressions et de violences auquel sont exposés les gays en étant très peu un mouvement punitif. C’est un mouvement culturel, mais surtout un mouvement qui a demandé des droits plutôt que des peines et qui a de cette façon obtenu une transformation puissante de l’hégémonie culturelle. Le mouvement gay pourrait être l’inspirateur du mouvement contre les violences sexuelles aujourd’hui. 

Selon vous, certaines lois contre le harcèlement sexuel sont finalement hostiles aux homosexuels et aux personnes transgenres. Pour quelle raison ?

Nous risquons de mettre en place des politiques problématiques lorsque nous sommes trop fascinés par la sexualité, lorsque nous en faisons un domaine à part et un domaine particulièrement traumatisant. Dès que l’on réfléchit sur la question sexuelle de façon isolée et qu’on ignore son articulation à d’autres dimensions, on est amené à produire des régulations qui peuvent renforcer des structures de pouvoir. Il faut au maximum dé-sexualiser les problèmes. Au fond, le problème n’est pas qu’il y ait de la sexualité au travail, que les gens aient des désirs ou fassent des propositions ou des blagues… Le problème est qu’il puisse y avoir de la sanction, du harcèlement. Le problème, c’est le pouvoir patronal, universitaire, domestique… Lorsqu’un « MeToo » émerge dans certains secteurs, je suis frappé que certaines formes d’interactions sexuelles (parfois anodines) dont sont absentes toutes formes de pouvoir vont être dénoncées alors que certaines interactions (parfois même brutales) où s’exerce l‘autorité mais dont sont absentes toute dimension sexuelle vont être complètement oubliées. Comme si une forme de focalisation sur la sexualité conduisait, finalement, à rendre problématique beaucoup plus ce qui relève de la sexualité que ce qui relève de la hiérarchie, de la discrimination de genre voire du harcèlement dans ses multiples formes. La focalisation sur la sexualité produit une dissolution de la pensée en termes de pouvoir. Et je crois que cela donne raison à la juriste américaine Janet Halley lorsqu’elle affirme que la problématisation du harcèlement sexuel en termes de problème “sexuel” plutôt qu’en termes de “harcèlement” conduit souvent à mettre en place des régulations qui vont plus s’en prendre à la sexualité qu’au harcèlement: on passe de la lutte contre le harcèlement sexuel à un harcèlement de la sexualité. La tendance à définir le harcèlement sexuel sans qu’il y ait de harcèlement réel, par exemple lorsque des comportements, mêmes entre égaux, sont vus comme « offensants », conduit, dans une société où les normes sexuelles sont articulées autour de l’homophobie et de la transphobie, les personnes LGBT+ à se soumettre à une surveillance plus forte par rapport à leurs paroles, leurs gestes… Cela renforce l’homophobie et la transphobie structurales dans l’espace de travail.

Vous parlez aussi dans ce livre de la prise de conscience « ex-post » d’un traumatisme, la réalisation a posteriori chez certain.e.s d’un traumatisme passé. À vos yeux, la réinterprétation peut créer le traumatisme.

Il y a une tendance dans les récits contemporains à faire de la sexualité une activité dangereuse. Penser que quand on s’engage dans un rapport sexuel on donne ou on prend quelque chose à quelqu’un. Ce qui explique la multiplication des interrogations sur le consentement: est-ce que celui-ci était vraiment réel ou un peu vicié, sous telle ou telle influence etc. Pour moi ces interrogations sont d’abord souvent mal formulées car elles font sans cesse jouer deux séries problématiques antagonistes, une qui renvoie à la philosophie de la conscience, l’autre à la sociologie des structures de la domination. Mais surtout, ces interrogations présupposent souvent une conception fausse du sexe. Car la sexualité n’est pas un lieu où l’on donne quelque chose à autrui… On n’a rien pris à quelqu’un quand on a fait l’amour avec lui ou elle sans violence ni contrainte. Et surtout on ne lui a rien donné.  Chacun de nous n’est pas une poupée qui donne un petit trésor à autrui lorsqu’il fait l’amour ! Une femme ou un homme ne « donne pas son corps » quand elle ou il fait l’amour. La sexualité est une activité simple, saine, et nous devrions la voir comme un lieu d’expérimentations.

  On prend si on mutile, force, contraint, viole. La violence sexuelle est d’abord une violence, elle obéit à une logique de l’objectivation et de l’extériorité, et c’est la raison pour laquelle je pense qu’il faut proposer une notion physique et mécaniste de l’abus : un corps qui ne veut pas face un corps qui veut, qui impose, force, mutile… (sauf, cela va de soi, pour les enfants). A l’inverse, dès que l’on fait fonctionner une norme sexuelle qui affirme la possibilité de réinterpréter son consentement, la possibilité de dire après, voire plusieurs années après « je n’ai pas été forcé.e mais j’étais sous influence »,et, par conséquent, je ne voulais pas vraiment, on bascule dans une conception substantialiste de l’ordre sexuel, c’est-à-dire basée sur l’idée selon laquelle le fait d’avoir voulu ne suffit pas, qu’il y a des choses que l’on n’aurait pas dû vouloir ou avoir voulu… Or ce dispositif qui soumet le consentement à des normes de validité transcendantes (et qui peuvent lui être rétrospectivement opposés) est celui qui a toujours fondé les guerres contre les sexualités qui échappent aux cadres institués de la respectabilité ou aux sexualités minoritaires : guerre de l’État contre la sodomie, les sexualités SM, le travail du sexe, etc. Ou, peut-être tout simplement la liberté des femmes.  Si vous rompez avec une conception minimale du consentement comme non contrainte physique, vous courrez le risque de soumettre la liberté sexuelle de chacun (et votre propre liberté) au consentement de la société, car même si le rapport est consentant il peut être jugé comme « n’ayant pas dû avoir lieu » pour telle ou telle raison.  Par un étrange renversement, c’est un paradigme réactionnaire que des mouvements qui se disent progressistes et le féminisme mainstream pourraient être en train de mettre en place.

Un désir ne peut donc être vicié ?

Je pense que le désir est présentiste. Le désir est ce qu’il est. Il y a quelque chose d’arbitraire là-dedans, d’incontrôlable aussi. Le déconstruire ex-post n’est pas annuler sa présence au moment où il était là. Toute forme de critique sociale du désir suppose une norme implicite et souvent réactionnaire de ce qu’aurait dû être un désir non vicié. On va essayer d’expliquer le désir pour une personne avec une différence d’âge, une classe différente, une origine différente… Pour quelqu’un d’âge ou de milieu identique, on ne remet jamais en question ce désir, on le présuppose comme évident contrairement aux autres qui seraient liés à un phénomène de domination. On ratifie donc l’idée qu’il y aurait des choix d’objet légitimes… Personnellement je pense qu’il faut réaffirmer une forme d’autonomie de la sexualité et du désir par rapport à la politique. Le geste qu’il faut accomplir est de dépolitiser le désir – ne pas l’appréhender avec un vocabulaire politique. On peut très bien fantasmer de coucher avec quelqu’un qui se déguise en policier et qui menotte, insulte ou frappe, et lutter contre les violences policières. Foucault par exemple aimait les rapports SM, il n’avait pas pour autant dans la rue envie de se faire taper. 

Mais l’origine du désir est-elle si questionnée aujourd’hui quand on voit que le couple que forment Brigitte et Emmanuel Macron ne choque pas ou très peu de monde ?

De fait, je ne comprends pas comment un président qui a cette histoire-là a pu faire voter la « loi Spingora ». Il a rencontré sa femme quand il avait entre quatorze et seize ans, ce qui était totalement illégal, elle était sa prof. Qu’il ait accepté le vote d’une Loi qui mutile sa propre expérience de vie, une vie au cours de laquelle il a dû partir et se battre contre ses parents à ce propos, me semble incompréhensible. Et je ne comprends pas comment un mouvement qui se définit comme féministe pourrait avoir comme objectif d’envoyer Brigitte Macron en prison comme « pédocriminelle ».

À la fin de votre livre, vous prenez votre propre exemple, celui de votre relation amoureuse avec Didier Eribon, en position de domination intellectuelle au moment où vous l’avez rencontré. Vous écrivez : « Ce que ma mère percevait à ce moment-là comme une emprise, je l’ai vécu comme un contre-pouvoir libérateur ».

C’est la première fois que je parle un peu de moi. J’ai toujours dragué mes profs, comme beaucoup de gays ! Quand j’ai rencontré Didier, j’étais jeune, c’était l’année de mes 20 ans et nous avons une grande différence d’âge. Je l’ai trouvé d’emblée très beau, très attirant, une attirance liée à plein de choses : son corps, son ethos, la fascination intellectuelle que j’avais pour lui, le fait qu’il y avait plein de livres chez lui et que je voulais être un auteur, qu’il était un ami très proche de Bourdieu… Le désir s’inscrivait dans une immensité de choses qu’il serait facile de qualifier d’emprise. Si nous nous étions séparés, j’aurais très bien pu me retourner sur mon expérience, dire que j’étais sous emprise et le faire tomber – et ça aurait été totalement accepté, ce qui est terrifiant. Ma relation avec Didier est une relation amoureuse, sexuelle, libératrice , où les différences d’âges et de pouvoirs sont ce qui fait partie de l’érotisme. Ce type de relation intergénérationnelle est traditionnelle chez les gays… Si l’on veut parler de l’emprise, il faut dire que c’était une emprise qui m’a libéré de l’emprise et de la domination d’autres cadres, scolaires, familiaux, culturels, qui exercent aussi leurs pouvoirs mais dont on ne parle jamais. Dans un monde social où il y a des structures d’interactions et de contraintes omniprésentes, la catégorie d’emprise doit être maniée avec beaucoup de précautions car il n’y a pas de relation qui ne soit prise dans un cadre. Je pense que la catégorie d’emprise est parfois identique à la catégorie de regrets. On peut alors parfois appeler emprise une relation qu’on regrette

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Comment a-t-il reçu ce livre ?

Il le voit comme une déclaration d’amour, et l’affirmation d’une conception libertaire, pluraliste, simple…de la sexualité. Il me semble qu’il y a une conception gay non dramatisante du sexe que j’essaye de perpétuer. C’est une déclaration à lui, à notre amour, et à toute une tradition qu’il m’a fait découvrir. J’ajoute que c’est aussi une déclaration de guerre contre tous ceux qui voudraient empêcher ce type d’histoires, qui auraient voulu empêcher notre histoire. 

Propos recueillis par Guillaume Perilhou

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