« La vérité est un concept oppositionnel ». Entretien sur l’art et la politique avec Thomas Ostermeier et Florian Borchmeyer

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La Schaubühne vient de publier son programme pour la saison 2017-2018.

Il s’ouvre par un entretien entre Thomas Ostermeier, Florian Borchmeyer et moi. Nous y parlons notamment de la question de l’engagement, de l’art et de la politique, de la gauche et des formes d’action contestataire, de la radicalité et de la révolution, de la fonction du musée et du théâtre, de la tristesse, etc.

La version allemande est disponible en cliquant ici.

(For the German translation, click here.)

Florian Borchmeyer: Geoffroy, vu depuis l’Allemagne, tu parais le modèle d’un intellectuel engagé. Tu as écrit un livre sur l’ « Art de la révolte », sur Assange, Manning et Snowden comme représentants d’une nouvelle culture et structure oppositionnelles; tu publies à la rentrée ici la traduction d’un livre sur la répression et le jugement,  tu prends publiquement partie dans les débats et actions politiques du moment – comme pendant la campagne présidentielle en France, où on a pu lire tes positions aussi dans la presse allemande. Tu développes tes pensées en étroite relation avec Didier Eribon, sur lequel on travaille en raison de ses analyses engagées concernant la question gay, ou l’oubli de la classe ouvrière dans les milieux culturels. Par contre, dans ton propre livre Penser dans un monde mauvais, tu te distancies de l’idée de l’intellectuel engagé. Pourquoi cette critique, ou même cette dénégation ?

La politique est toujours déjà là, dans chacune des paroles prononcées

Geoffroy de Lagasnerie: En fait, lorsqu’on rentre dans les champs intellectuel ou culturel, il y a tout un ensemble de désignations qui circulent. Et lorsqu’on est un intellectuel ou un artiste, on est amené à reprendre les catégories instituées pour signifier sa position dans le champ. Pour les auteurs qui appartiennent à la tradition de la gauche, à la tradition radicale, effectivement, on va employer les mots « critique », « radical », « engagé », etc. pour se définir. Mais les mots sont chargés d’une idéologie très profonde et il faut s’en méfier. Ils installent une perception complètement fausse. D’abord, l’expression « intellectuel engagé » fait croire qu’il existerait d’un côté des auteurs neutres, non politiques, et de l’autre des auteurs politisés, alors que la politique est toujours déjà là, dans chacune des paroles prononcées. Mais surtout, lorsqu’on utilise la catégorie d’« auteur engagé » on a tendance à construire l’engagement et l’intervention comme l’action qu’il faut expliquer ou qu’il faut justifier… Et alors, implicitement, on en vient à poser le désengagement ou le conformisme comme la position de référence. La fausse neutralité est définie comme la norme. Et alors, à la fin, c’est toujours ce qui est de gauche qui doit se justifier, et l’on dépolitise le conservatisme. En un sens, je pourrais dire que je suis un intellectuel radical. Mais en un sens, je pourrais dire aussi que je me vois tout simplement comme quelqu’un qui essaie de faire honnêtement le travail intellectuel et de dire la vérité sur le monde social. Par contre, beaucoup de gens qui sont vus comme étant neutres, je les vois comme très radicaux… mais du côté de la droite, du mensonge, de la bourgeoisie, de l’oppression sociale ou raciale. Et eux ne sont jamais définis comme radicaux, engagés… De fait, en lisant ce matin le livre Backstage Ostermeier, j’ai été très frappé par le fait que beaucoup des questions étaient: Vous êtes radical, vous êtes non-conformiste. On ne pose jamais ces questions-là aux dominants, aux bourgeois. Dans l’espace politique, on ne le dit jamais aux banquiers néolibéraux, mais toujours aux syndicalistes en grève… Les auteurs qui n’interviennent pas dans l’espace public, qui se taisent ou qui produisent des recherches inutiles sont aussi engagés que moi… Mais ils sont engagés pour la conservation du monde. Je pense qu’il est important de définir le conformisme comme l’acte le plus problématique. Et pas la critique, la subversion, la mise en cause du monde.

Thomas Ostermeier: Oui, et j’ai refusé dans toute l’interview cette vision-là. J’ai toujours dit : Je ne suis pas du tout radical, je ne suis pas un ‘’enfant terrible“ – non, sur le fond, j’essaie de parler de ce dont il faut parler, de la violence dans la vraie vie. Je me suis toujours considéré comme quelqu’un qui cherche une certaine vérité, qui n’est pas encore existante, découverte.

Nous vivons un moment où la radicalité est perçue comme illégitime

GdL: Oui, c’est exactement ça. Nous devons redonner une forme d’innocence et d’évidence à la mise en question du monde. Car nous avons perdu du terrain. Il suffit de relire des textes des années 1960 ou 1970 de Sartre, Simone de Beauvoir, de Foucault, etc. par exemple pour voir à quel point ils étaient capables de dire des choses qu’il serait difficile de dire aujourd’hui. Par exemple, Foucault rédige en 1971 des textes pour le Groupe d’information sur les prisons où il écrit : « Sont intolérables : les tribunaux, les flics, les hôpitaux, les asiles, l’école, le service militaire, la presse, la télé, l’État et d’abord les prisons. » Il écrit ça en étant en même temps professeur au Collège de France. C’est un type d’énoncé qui serait aujourd’hui presque imprononçable pour un intellectuel. Aujourd’hui, nous vivons un moment où la radicalité est perçue comme illégitime. Elle est systématiquement construite comme une position qui doit se justifier, elle est suspecte. Elle n’est plus l’évidence. Et ce que tu dis Thomas est très juste. Moi, j’interdis maintenant qu’on dise, à la radio, « intellectuel engagé, radical ». Je leur dis : « vous me présentez comme sociologue et philosophe ». Je vais simplement au bout de ce que la logique de la pensée me dit de dire; et ce sont les autres qui sont inauthentiques, ce sont les autres qu’il faut interroger. Il faut reproblématiser le désengagement, resignifier la non-radicalité comme inauthenticité.

Le savoir est toujours engagé

TO: Dans ton dernier livre, tu dis: On n’est pas obligé d’être engagé, parce que personne ne nous a demandé d’être nés sur cette terre. Mais dès qu’on commence à publier, à travailler comme quelqu’un qui écrit des articles, ou des livres…

FB … ou qui crée des œuvres de théâtres …

TO …oui, on commence à influencer le monde. Dans le monde des sciences, de la culture, de l’art – où ne vois-tu pas seulement un décrire le monde, mais aussi en décrivant le monde, un changer le monde?

GdL: A partir du moment où on produit des œuvres, on contribue à façonner les représentations, les valeurs qui vont circuler dans le monde, on contribue à la production du monde. Je pense que le savoir est toujours engagé, dans le sens de la conservation du monde ou dans le sens de la transformation. Et donc tout ce que l’on fait doit être déterminé par cette obsession : comment, par sa pratique, ne pas être complice des systèmes de pouvoir ? Comment rendre le monde un peu moins mauvais ? Cela concerne par exemple la manière dont on écrit, les sujets que l’on choisit, les lieux où l’on publie, etc. Nous devons toujours chercher à ce que les recherches que nous produisons soient à la fois vraies, objectives mais que, en plus, comme le dit Foucault, elles produisent quelque chose pour quelqu’un quelque part.

T.O: Comme on voit dans « Retour à Reims », on est arrivé à un moment de l’histoire où on est confronté avec une gauche qui a oublié sa mission, une gauche qui est responsable d’un sujet révolutionnaire, qui était à l’époque la classe ouvrière. Pour toi, le sujet révolutionnaire, c’est la vérité. Pour une émancipation, une histoire qui avance, il faut une force qui la porte. Et à l’époque, ou peut-être même aujourd’hui, c’est la classe ouvrière. Alors toi, comment ferais-tu le lien entre ton discours sur la vérité, et sur l’intellectuel qui est forcément et toujours engagé avec ce côté d’une Histoire qui a besoin d’un sujet révolutionnaire?

GdL: D’abord, il est très important de souligner qu’insister sur la dimension éthique du travail culturel, ce n’est pas rompre avec une théorie de la vérité. Parce que souvent on est accusé de se soumettre à l’idéologie. Or ce que montrent les textes de Marx sur le marché, de Bourdieu sur l’Ecole, ou les travaux que j’ai publiés sur l’Université, ou la Justice c’est que la vérité est elle-même un concept transformateur, parce que le monde est faux, comme dit Adorno. Parce que le monde repose sur des institutions qui mentent par rapport à la vérité de ce qu’elles font. Par exemple, l’Ecole dit qu’elle sélectionne les meilleurs, alors qu’elle élimine les catégories populaires. Par conséquent, dire la vérité de l’école, c’est déjà appeler à sa transformation. L’école ment, l’école est une institution fausse. Et donc, la vérité est en tant que tel un concept oppositionnel.

TO: Ennemi du peuple, c’est une pièce qui en parle. Il y a une vérité, mais le pouvoir de l’économie, de la politique, avec l’aide des médias, empêchent qu’on l’entende. Parce qu’il y a un grand intérêt à ce que la vérité ne soit pas entendue. Est-ce qu’on n’a pas besoin, avec la vérité, d’une autre force qui nous aide à entendre la vérité ?

Geoffroy: La question de la gauche, c’est la question des alliances. Comment est-ce qu’on construit des plateformes, des alliances entre des groupes différents ? Le confort de la droite, c’est qu’elle n’en a pas besoin, parce que les groupes sont déjà préconstitués dans le monde. Le champ médiatique, le champ du pouvoir, le champ académique, sont des champs très intégrés. Ils se connaissent, ils sont dans les mêmes écoles, ils ont les mêmes structures mentales. Le problème de la gauche est de créer des liens entre des mondes. La grande difficulté de la gauche, c’est qu’il faut non seulement inventer des vérités, mais aussi inventer des plateformes de circulation de la vérité.

TO : Où est-ce que tu vois les plateformes? On vient d’écouter Gil Scott-Heron, parce qu’on réfléchissait à l’utiliser dans la mise-en-scène. Il a écrit une chanson qui s’appelle The revolution will not be televised. C’est en ’69. Et aujourd’hui, il faudrait dire: The revolution will not be facebook-ized.

Il n’y a pas de centre, donc pas de révolution

GdL: Je pense que Facebook jouerait un rôle très important dans la pratique d’une révolution, d’ailleurs. Il y a deux choses importantes. Je ne crois pas à l’idée d’un sujet révolutionnaire. J’ai été très frappé par les analyses de Herbert Marcuse, puis de Michel Foucault puis de Didier Eribon aujourd’hui qui insistent sur l’hétérogénéité du temps politique et des luttes. Les systèmes de pouvoir sont éclatés et ils ont toujours été éclatés. Il n’y a pas de centre. Mener une lutte, comme je le fais beaucoup en France, sur la question de l’État répressif et des violences policières, ce n’est pas nécessairement mener une autre lutte, contre le néolibéralisme par exemple. Ce n’est pas non plus la même lutte que lutter pour la question des migrants, ou le féminisme. Il n’y a pas de centre, donc pas de révolution. Il y a des systèmes de pouvoir qu’il faut essayer de casser, un par un.
Après, comment dans chacun de ces combats, créer les alliances, faire circuler la vérité, agir, etc. Je crois beaucoup que la question de la gauche, c’est la question du temps. Quand j’écris un livre, je ne l’écris pas pour les ministres d’aujourd’hui. Ils ont les cerveaux formés dans les années 70, 80et ils appliquent les politiques de ces années. Quand moi je parle aujourd’hui à des étudiants de 20 ans, c’est dans 30 ans que ça produira des effets. Et c’est ce décalage qui fait qu’on croit perpétuellement qu’on est impuissant. Mais on n’est pas impuissant, c’est juste qu’on est puissant, mais avec du temps. En termes de plateforme, le sujet révolutionnaire, c’est les jeunes. L’objectif, c’est de transformer les structures mentales des jeunes. Moi, je suis un activiste de ça.

TO: On vient de regarder les archives des années 20 de Ernst Thälmann, du parti communiste allemand. Il y avait un grand transparent qui disait: La révolution, c’est la flamme et la pureté de la jeunesse.

L’infiltration néolibérale doit être une source d’inspiration.

GdL: Exactement. Et la question qui se pose alors c’est : quel mode d’action est efficace ? Comment redevenir puissant pour les forces transformatrices aujourd’hui ? Sur ce point, je crois d’abord que l’une des questions qui se posent est que, dans le mouvement social ou la théorie critique, nous avons tendance à réagir à l’État, à nous définir par rapport aux actions de l’État. Nous nous mobilisons pour réagir à ce que fait l’État. Et donc nous sommes dominés en termes de temporalité politique. Je crois que le mouvement social et les intellectuels pourront à nouveau gagner si nous parvenons à prendre l’État par surprise, à inverser le temps politique, à placer l’Etat en position réactionnaire. Si nous passons notre temps à réagir à ce que fait l’État, alors même quand nous gagnons, en fait, nous ne faisons que conserver ce qui était là (avant le projet de réforme que nous combattons) et donc nous stagnons. Nous devons réapprendre à reprendre l’initiative. Ensuite, je m’intéresse en ce moment à la question de la révolution néolibérale. Parce qu’il y a des révolutions qui ont réussi, des révolutions de droite. Et parfois il faut savoir s’inspirer de la méthode des vainqueurs. Si on réfléchit à comment est-ce que les néolibéraux –Hayek, Friedman, l’école de Chicago, ont fait la révolution dans les années 50: ils ont créé la société du Mont Pèlerin, ils ont formé des banquiers centraux, des ministres, des économistes, des profs de droite, alors qu’ils ont laissé la rue, les journaux, les médias à la gauche culturelle. Et, 30 ans après, ils ont réussi leur révolution néolibérale. Il y a une puissance de ça. De cette théorie de l’infiltration et du temps. Comment la gauche pourrait s’inspirer de ça ?
Je ne dis pas que l’infiltration néolibérale est un modèle. Mais ca doit être une source d’inspiration.

FB: Mais dans cette histoire de la révolution néolibérale, les penseurs comme Hayek et Friedman, étaient aussi des représentants de la classe dominante, qui sortaient des universités. C’était absolument facile qu’un Pinochet ou qu’un Reagan soit en contact avec eux, parce qu’ils avaient les mêmes intérêts de classe. Le problème, qui se pose aujourd’hui, d’un point de vue de gauche, c’est le fait que les intellectuels qui pensent la fausseté du monde font en très grande partie aussi parti de cette classe dominante. Ce sont des intellectuels issus des mêmes écoles que les penseurs néolibéraux, finalement. Et donc, il y a un grand décalage entre les intérêts de la classe ouvrière et des luttes des mouvements sociaux, et le monde académique. Si tu dis, faire un changement en 20 ou 30 ans, avec les jeunes, si les jeunes auxquels tu parles, comme professeur à l’université, sont des bourgeois cultivés, comment faire pour combiner les luttes ouvrières et la pensée dominée par une bourgeoisie cultivée ?

Qu’est-ce que ce serait d’avoir des membres du Conseil Constitutionnel qui seraient des anarchistes ?

GdL: Je n’ai pas comme horizon politique « la » révolution. Ce n’est pas un horizon politique qui m’intéresse. Je pense en termes de : « comment transformer un certain type de systèmes de pouvoir à des moments donnés? » En ce moment, je réfléchis beaucoup sur la question de la radicalité dans son rapport à la marginalité ou au centre. Quel rapport entretenir avec les instituions ? Bien sûr, je crois beaucoup à l’activisme, au militantisme, à l’avant-garde, à la subversion, etc. Mais je crois aussi qu’il faut se méfier d’un éloignement du centre. Je crois que les choses se font beaucoup au centre. C’est peut-être aussi parce que les gens qui se définissent comme radicaux ne vont pas dans les grandes écoles de commerce, de droit, que s’installe un écart entre le centre et la marge – et cette distance laisse, en fait, le centre à la droite et la bourgeoisie. Je pense qu’effectivement, une des choses qui expliquent un certain type d’échec de la gauche, c’est le refus du centre. C’est le refus de rentrer dans les institutions au nom d’un espèce de culte de la marginalité. Dans l’art contemporain, mais dans la théorie aussi, il y a parfois une certaine manière de se faire croire à soi-même qu’on fait des choses alors qu’on ne fait rien et qu’on se fait plaisir entre soi. Et de penser que l’action politique, c’est la pureté éthique. Moi, je crois que l’action politique, c’est de l’efficacité, et en un sens un peu, du cynisme. C’est à dire d’utiliser les institutions pour faire des choses à un moment donné. Victor Hugo a été député. Aimé Césaire a été député. C’était des belles traditions. Je dis beaucoup à mes étudiants : si vous êtes de gauche, pourquoi vous partez en sociologie ou en psychologie? Pourquoi est-ce que vous ne pouvez pas être un trotskiste ou un anarchiste qui fasse des études d’économie ou de droit? Qu’est-ce que ce serait d’avoir des membres du Conseil Constitutionnel qui seraient des anarchistes ? Ça pourrait faire beaucoup plus de transformations que de faire des manifestations tous les six mois Place de la République. Ou, en tout cas, il faudrait faire les deux…

TO: Même jusqu’à l’Élysée?

Ce que j’aurais aimé, c’est que Snowden reste à la CIA, monte les échelons et casse tout

GdL: Bien sûr. Ce que j’aurais aimé, c’est que Snowden reste à la CIA, monte les échelons un par un, et une fois qu’il est arrivé en haut, il casse tout. Et je vois bien dans Backstage Ostermeier, il y a toujours cette obsession: „vous devenez institutionnalisé, vous étiez un gauchiste, maintenant, vous êtes un social-démocrate à la tête d’une grande institution.“ Il y a toujours ce sentiment qu’on perd quelque chose à être au centre, qu’on est moins radical à être au centre.

TO: Au moment où je suis arrivé à la tête de la Schaubühne, j’ai reçu une lettre d’un radical de gauche de Cologne, que je ne connais pas. Il m’a dit: « Fais attention, Thomas, parce que quand tu arrives dans une institution, il s’agit de maintenir son fonctionnement. C’est le seul but. Un jour, tu seras confronté au fait que ton travail se réduira à maintenir l’institution, et non plus à être dans la pensée radicale, critique, et à ne plus parler des marginalisés. »

FB: Et en plus, c’est la réalité de ce qui s’est passé avec les radicaux de Mai ’68, des années 70, non? «Der Marsch durch die Institutionen. À la fin, c’est souvent l’institution qui avait transformé les individus radicaux et pas eux qui avaient transformé les institutions.

J’appelle la gauche : « ce qui échoue »

GdL: Oui, mais parce que déjà dans la posture soi-disant révolutionnaire, il y avait déjà un certain rapport à l’éthique bourgeoise, à l’irréalisme et donc au conformisme, qui se retrouve ensuite dans le devenir de politicien institutionnel. Ce ne sont pas du tout deux faces. C’est deux formes du rapport bourgeois au monde, au moment de la jeunesse et au moment de la vieillesse. Lors d’un débat avec Julien Assange, à Beaubourg, au moment des „Nuits debout“, il m’avait dit: « De plus en plus, j’appelle la gauche : « ce qui échoue » ». Et c’est peut-être vrai. Mais c’est un problème. Il faut donc se redonner des manières d’être efficaces. Par exemple, nous devons inventer de nouveaux modes d’actions car les modes d’actions qui ont été efficaces par le passé peuvent se routiniser et peuvent perdre leur efficacité et leur caractère subversif. Autre question : qu’est-ce que ça voudrait dire, inventer un rapport cynique aux institutions ? Qui ne serait pas un rapport d’adhésion, mais un rapport de transformation effective. Donc la question de la gauche ce serait : comment inventer des pratiques oppositionnelles radicales qui s’inscrivent dans des transformations institutionnelles. Si l’on pense à une mobilisation qui a réussi en France, comme la revendication du mariage gay, que voit-on ? Mobilisation radicale dans les années 1980, activisme, même parfois violent, d’association comme Act-up, formation de juristes, de politiques en contact avec les mouvements activistes, puis vote d’une Loi grâce à Christiane Taubira. Voilà pour moi une séquence très inspirante pour la gauche. En tout cas, c’est beaucoup plus intéressant que ce que fait par exemple le Comité Invisible aujourd’hui, qui croit qu’il change le monde en publiant un livre tous les deux ans et en ayant ouvert une épicerie dans un village – c’est-à-dire en ne faisant rien.

FB: Et où reste dans tout cela, disons, les mouvements sociaux, et surtout les mouvements de la classe ouvrière ? Parce que je suis d’accord pour dire qu’aujourd’hui la marginalité ne contribue pas au changement – même si dans le passé, la lutte contre le pouvoir a souvent opéré à partir de la marginalité : « Sois marginal, soir héros » était le slogan de la résistance artistique conte la dictature militaire au Brésil. Mais le fait de s’institutionnaliser en provenant aussi d’une classe cultivée, n’efface pas le grand décalage entre ta pensée et ton monde d’action, et celui des luttes ouvrières.

GdL: Ce que j’ai remarqué, c’est que plus je réfléchissais de façon spécifique à un sujet, plus j’ai rencontré les gens des différentes luttes. Je pense par exemple qu’en France, la question noire et la question de la violence policière sont des questions majeures. En France, 77% des gens en prison sont noirs ou arabes. C’est le double qu’aux États-Unis. Donc il y a une question de racisme, d’État répressif très importante. Je ne vis pas dans les milieux de la banlieue parisienne noire et arabe. Mais, en ayant écrit des textes sur la question de la répression, ils m’ont invité à venir parler à leur meeting de soutien, à des manifestations, à faire des entretiens avec eux, et on s’est rencontrés. J’ai vraiment fait mon livre sur Snowden, Assange, et Manning chez moi. En pensant à ce sujet-là, en me disant c’est très important. Je le publie, et je rencontre des activistes digitaux, je discute avec Julian Assange ou Sara Harrison, je vais à re :publica, etc.. Je noue des liens avec des familles noires, des collectifs d’avocats, des militants digitaux. Donc, paradoxalement, la rencontre s’est faite en étant fidèle à ma pensée dans mon champ, ça m’a permis de les rencontrer, et maintenant ces mouvements et alliances existent publiquement en France. Paradoxalement parfois, ce sont les distances sociales qui permettent de faire émerger des alliances et des rencontres…

TO: Pour revenir à cette question de l’échec : d’abord, depuis le Siècle des Lumières, je crois que l’histoire de l’émancipation est une histoire d’un échec après l’autre. Et après, disons, 5 ans d’échecs, il y a un moment de victoire. Alors cette narration de l’échec est conservatrice parce qu’elle dit « Vous voyez bien, ça n’a pas de sens de se révolter, parce que finalement, Occupy c’était un échec. Restons à la maison. Mais l’histoire de l’émancipation, ou l’histoire des luttes des classes opprimées est une longue histoire qui doit être racontée sur 100, 200 ans. Car si on regarde les 200 ans depuis la révolution française, il faut dire que beaucoup de choses ont changé. Et, en résumé, on a avancé plus qu’on a perdu. Alors moi, je dirais plutôt qu’il ne faut pas être triste d’échouer tout le temps, ça fait partie du processus pour qu’un jour, on puisse réussir.

GdL: Il faut penser le monde comme hétérogène. Et donc, il peut y avoir des avancées d’un côté, et des régressions de l’autre. Il ne faut pas avoir une pensée trop uniforme du temps politique. Et c’est vrai que si on conçoit le temps comme ça, on sait bien qu’il y a des avancées, aujourd’hui, plutôt sur la question gay, les questions féministes, ce sont des mouvements qui ont beaucoup avancé – même s’il reste beaucoup de progrès à faire. Puis je pense qu’il y a eu des régressions, par exemple en France, sur la question raciale, sur la question pénale, sur la question policière. Je pense que sur la question économique on est plutôt aussi en face d’une régression, sur les droits du travail, par exemple. D’autre part, l’échec d’un mouvement social, cela peut aussi être vu parfois comme une forme de préfiguration, qui donne de l’énergie pour la deuxième fois, et lui-même relançant la troisième fois, et puis chacun se nourrit de l’échec de l’autre, et à la fin ça produit quelque chose. C’est ce que dit Judith Butler dans son livre sur les Rassemblements.

Try Again. Fail again. Fail better.

TO – Absolument.
Comme disait Beckett « Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail again. Fail better. »

GdL:  En même temps, être de gauche, c’est n’être jamais content. Il faut toujours savoir être intransigeant par rapport à la réalité, par rapport aux souffrances. Et on ne peut jamais se satisfaire même des succès, parce qu’ils sont toujours petits par rapport à la souffrance que les gens vivent et que les systèmes de pouvoir produisent et cachent.

FB – Tu insistes beaucoup sur ce fait de l’échec, et tu as le courage pessimiste d’appeler un livre Penser dans un monde mauvais. Où tu écris les phrases « La vérité du monde, c’est sa fausseté.» Si on prend ça au sérieux, ça veut dire qu’il faut être vraiment héroïque, pour continuer une lutte dans un monde pourri qui promet peu d’opportunités de réussir. Avec cette recette, il est difficile d’engager d’autres personnes, de mobiliser des foules de militants, et de ne pas tomber dans le piège, dont tu parles toi-même : être de gauche, c’est n’être jamais content, renoncer aux plaisirs de la vie voir seulement le côté négatif des choses. Une gauche qu’on accuse facilement d’un puritanisme déprimé.

TO – Mais c’est peut-être un peu comme le mythe de Sisyphe de Camus. Qui recommence toujours à remonter le rocher. « Il faut imaginer Sisyphe heureux.»

Qu’est-ce que c’est qu’être heureux dans un monde mauvais ?

GdL : Qu’est-ce que c’est qu’être heureux dans un monde mauvais ? Un exemple que j’ai beaucoup pris, c’est : qu’est-ce que c’est que de sortir d’un restaurant et de voir un clochard ? C’est une scène traumatisante pour moi, à Paris. Et ça arrive à tout le monde. Pourquoi j’ai dépensé 100 euros au restaurant et il y a quelqu’un qui demande 1 euro et je ne lui donne pas. C’est très violent. Et je ne dis pas qu’il ne faut pas aller au restaurant, il faut savoir vivre une vie telle qu’on puisse ne pas avoir honte de la vie qu’on mène. Voilà. La vie artistique ou scientifique, c’est le même niveau, c’est : qu’est-ce que c’est que pouvoir répondre de ce qu’on fait artistiquement devant la mauvaiseté du monde ? C’est une question qu’il faut se poser. Enfin moi je suis comme tout le monde, j’aime rire, j’aime être ému, mais je pense que les productions culturelles qui produisent ces effets devraient être marginales dans le champ artistique. Il faut considérer la joie comme un affect marginal et la tristesse comme un affect central. On passe sa vie à essayer d’échapper à la tristesse qu’on a en soi. Mais la tristesse est centrale.

TO – Dans le livre Backstage, je parle de l’humiliation d’être né. Mais par rapport à la culture, je me souviens très bien quand on était dans la Alte Nationalgalerie, ici à Berlin, tu m’as dit que tu étais contre les musées…

L’expérience esthétique c’est l’expérience de la distance avec les classes qui ne vont pas au musée

GdL – C’est vrai que moi je ne vais jamais au musée. Bourdieu a publié un livre qui s’appelle L’amour de l’art, où il montre comment le musée est l’un des lieux les plus violents de la vie sociale qui a pour fonction de maintenir un écart entre ceux qui ont un rapport à la culture et ceux qui sont condamnés à l’illégitimité culturelle. Dans les sociétés qui ont aboli la misère, c’est la culture qui remplit de manière très importante une fonction de distinction de classes. Moi, je vois le musée comme l’un des lieux de la production puis de la célébration de la distance de classes. L’expérience esthétique c’est l’expérience de la distance avec les classes qui ne vont pas au musée. Et c’est ça que les gens contemplent quand ils vont au musée.

TO – Est-ce qu’à la place de fermer les musées, il ne faudrait pas inventer un système où tout le monde peut aller au musée ?

FB – … ce qui est une pratique culturelle socialiste traditionnelle, même la base de la politique culturelle du Socialisme au pouvoir. Et l’un des rares éléments du socialisme de l’Etat du type soviétique qui ait vraiment réussi. Même si le socialisme d’Etat a échoué à niveau global, l’alphabétisation et l’accès des classes populaires à la culture sont deux aspects qui montrent encore leurs effets même aujourd’hui, après l’écroulement des systèmes qui les ont acheminés.

TO – Moi, j’étais bouleversé quand je suis allé à Saint-Pétersbourg, à l’Ermitage. Devant presque chaque toile, il y a 20 enfants avec un instituteur. Et j’ai été très touché, parce que, pour les enfants comme pour les gardiens, comme pour les professeurs, c’était absolument normal. Même si c’était 15 ans après la chute du mur, j’ai observé que ça faisait partie de la culture soviétique, qui est encore dans la société russe.

GdL – En France, on emploie le terme de « démocratisation » de la culture, quand on parle de ces programmes-là, de faire venir les classes populaires au musée.

TO – Ou l’éducation culturelle. Kulturelle Bildung.

L’art, aujourd’hui est une continuation de l’éthique bourgeoise dans l’esthétique.

GdL – Je ne suis pas contre qu’on fasse venir des classes populaires au musée. Mais je pense que c’est mal poser le problème. Cette problématisation, en termes de démocratisation ou d’éducation, fait comme si le rapport au musée était seulement un problème d’accès. On pense que les œuvres, leurs formes de monstration sont données, et par conséquent, ce qu’on n’interroge jamais, c’est le rapport qu’il peut y avoir entre un type d’esthétique, d’espace de monstration, de peinture et la présélection d’un public qui va être légitime, et celle d’un public qui va être illégitime. Pour moi, si on veut faire un art qui déjoue les frontières de la légitimité culturelle, il faut le produire autrement. Et je pense que réaliser les inégalités sociales d’accès au musée devrait conduire à interroger la manière de produire de l’art. Quelle est la disposition que demande de regarder une œuvre au musée ? Bourdieu le dit très bien. C’est la distance à la nécessité et la mise entre parenthèse des fonctions pratiques. Or ça, c’est l’éthique bourgeoise. C’est le rapport de la bourgeoisie au monde, qui est transposée dans l’esthétique. L’art, aujourd’hui est une continuation de l’éthique bourgeoise dans l’esthétique. Alors la question qui se pose à ce moment-là, c’est : est-ce qu’on veut essayer d’amener les classes populaires à avoir une éthique bourgeoise – ce qui est impossible. Ou ne devrait-on pas produire une esthétique qui soit ni bourgeoise, ni populaire, mais qui décalerait tout le monde par rapport à son rapport au monde.

TO – Est-ce que tu as entendu parler de cette œuvre d’art d’Anne Imhof, qui a reçu le Lion d’Or à Venise ?

GdL – Ah oui,. Moi, ça je n’aime pas du tout.

TO – Parce que ça c’est un art interactif.

Dans l’art contemporain, il y a une idéologie pré-sociologique du spontané

GdL – Oui, c’est vrai, c’est une dimension importante. Mais en même temps, je suis toujours un peu mal à l’aise avec les propositions de ce type – pareil pour Tino Sehgal. C’est un art qui se croit plus ouvert, plus démocratique, parce qu’il abolit un certain type de contraintes symboliques de l’art contemporain, mais, en fait, c’est l’art le plus excluant socialement. Parce qu’il présuppose la maîtrise de ces codes pour pouvoir les oublier. Les gens qui n’ont pas ces rapports aux normes du musée, sont complètement perdus. Dans l’art contemporain, il y a une idéologie pré-sociologique du spontané, du neuf, du non-programmé. Mais en fait, ça suppose tellement de familiarité avec les milieux culturels que c’est vraiment une exclusion de tous les gens qui ne sont pas familiers des milieux culturels. Je crois qu’on peut opposer à ça à une certaine esthétique de la monstration de Brecht, par exemple dans Arturo Ui. Quand il interrompt constamment la pièce, de panneaux pour dire les événements historiques dont il a été question sur un mode métaphorique. C’est un peu une manière de rompre avec une idéologie de l’énigme, de cacher les choses, et d’utiliser à la place une certaine technique de l’explicitation. C’est quelque chose de plus intéressant pour moi, de dire ce qu’on dit.

TO – Tu as très bien défini ton défi pour les arts plastiques. J’ai l’impression que notre défi au théâtre, et c’est notre combat permanent à la Schaubühne, est qu’on a encore une idée sur le monde, que derrière les façades de la société actuelle, il y a une certaine vérité. Et on peut la dévoiler. Et mon défi personnel, ça a peut-être à voir avec mon côté catholique : être dans une salle de répétition, c’est une sorte de confession, j’essaie d’être sincère avec moi-même. Quand je travaille sur une réalité bourgeoise ou petite-bourgeoise, qui représente ma propre classe, j’essaie de ne pas mentir, ne pas montrer le monde meilleur qu’il est. Je suis en train de chercher, et ne cherche pas à montrer ce je trouve, je pose des questions au lieu de donner des réponses.

FB – Donc il est étonnant de voir que toi comme chercheur et nous comme artistes du spectacle, avons un but principal en commun : c’est la vérité. C’est très rare dans les arts et aussi dans la pensée d’aujourd’hui – la fait de se positionner en fonction de la vérité qu’il faut – et qu’il est possible de – dévoiler. Mais j’ai un peu de réserves par rapport à une idée de vérité qui sert exclusivement à la « libération de la servitude », comme tu écris en citant Horkheimer. Justement parce que, comme tu dis, tout ce qui n’est pas lié à cette libération est à considérer comme un pur divertimento – un plaisir inutile Je crains qu’on entre dans une logique utilitariste qui structurellement a une ressemblance tant avec le Stalinisme qu’avec le libéralisme. Pour la tradition stalinienne, « l’Art est une arme de combat de la Révolution ». Et la position néo-libérale, c’est: les sciences doivent servir au profit économique. Les disciplines, qui ne servent pas à développer l’économie et donc ne remboursent pas l’investissement réalisé dans le système d’éducation, , sont un luxe, une opération à perte qu’on peut supprimer. Donc à la fin, on peut fermer un petit théâtre off, ou une faculté d’arts byzantins avec presque les mêmes structures d’argumentation staliniennes, néolibérales ou, disons, horkheimeriennes, basées sur la libération de l’homme. C’est toujours quand l’art ou la pensée doivent fonctionner pour un but bien défini, qu’il devient utilitariste. Alors que justement la diversité est nécessaire pour lutter contre l’oubli, et pour être capable de s’opposer à l’instrumentalisation de notre discipline.

A quoi veut-on être utile ?

GdL Alors cette question de l’inutilité, pour moi elle se règle très facilement car ce n’est pas une question abstraite. C’est une question concrète. Et les choses sont simples : tout est toujours utile à quelque chose. Le monde est là, il fonctionne et donc, quoi que l’on fasse, où l’on sert à la conservation du monde où l’on sert à sa transformation. Ce qui semble ne servir « à rien » sert en fait toujours, objectivement, l’ordre institué. Donc la question n’est pas l’utilité contre l’inutilité. La question intéressante, c’est : à quoi veut-on être utile ? Est-ce qu’on récupère la catégorie d’utilité comme une catégorie qu’on utilise rationnellement pour produire un art en conformité avec nos valeurs, ou est-ce que, croyant en une catégorie d’inutilité, on se laisse avoir par le pouvoir malgré nous – et donc on est utile aux pouvoirs. Tu pourrais dire que ma pensée est utilitariste, mais là je te répondrais : ça n’est pas mon raisonnement qui l’est, c’est le monde. L’aspiration ou la valorisation d’une sorte d’inutilité est une manière de se dessaisir du réel. Et de ne pas tirer les conséquences du réel dans nos vies. Et dire cela, ca ne condamne aucun champ de recherche. La vérité, elle n’est pas dans les objets, elle est dans les systèmes. Et ça veut dire qu’on peut très bien faire une œuvre puissante qui va parler de Byzance et faire une œuvre conservatrice qui va parler des migrants aujourd’hui. Ce n’est pas l’objet qui compte. C’est la manière de le problématiser, de faire fonctionner la vérité dans l’objet. Je pense que le théâtre parle vraiment de ça : il y a une vérité indépendante des objets. Et donc je pense que au contraire, il faut pluraliser les objets, parce que c’est comme ça qu’on apprend que la vérité est indépendante des objets.

Faire de l’art, c’est toujours : ne pas faire la Révolution.

FB – Les artistes, surtout au théâtre, ont beaucoup internalisé cette idée qu’ils doivent contribuer à la libération de l’homme de la servitude, qu’ils doivent lutter pour la révélation de la fausseté du monde, au point que c’est une vraie obsession. Au théâtre en Allemagne, tu ne rencontreras pas un sujet de crise ou d’horreur international qui n’est pas traité. Il y a des pièces sur les enfants soldats, sur le commerce de femmes, sur les immigrés, etc. Donc dire la fausseté du monde, c’est un discours dominant dans le théâtre d’aujourd’hui. L’artiste engagé contre l’injustice, ce n’est pas un phénomène nouveau. Par contre, j’ai l’impression que justement, à travers cela, il ne change rien. Parce qu’à la fin, c’est par l’affirmation de sa propre importance en dénonçant, et en révélant la vérité que le théâtre parle à un public bourgeois qui y vit une espèce de catharsis : « Finalement c’est quelqu’un qui partage mes inquiétudes, et en le voyant, je me suis remis en question, et j’ai vécu une prise de conscience. Donc je peux sortir du théâtre et continuer ma vie tranquille ».

GdL C’est une question très importante que tu poses. Je ne connais pas les pièces dont tu parles… Mais je pourrais dire ceci : ce n’est pas parce que le sujet est politique que la pièce est active, transformatrice ou qu’elle dit la vérité. Elle peut passer à côté des opérations du pouvoir, rater son objet et donc être inoffensive. Elle peut être politique d’une manière prescrite et donc être fonctionnelle. D’autre part, Il y a bien sûr aussi une certaine manière d’être politique, qui amène à rater son art. Et si jamais tu pratiques un art qui produit une forme d’écrasement politique des formes esthétiques, alors c’est juste du mauvais théâtre, parce qu’il n’a pas trouvé l’accord entre des exigences esthétiques autonomes et des exigences éthiques. C’est quand on cumule les deux qu’on arrive à faire un théâtre qui produit quelque chose. Mais ça c’est rare. Mais peut-être qu’il y a au fond quelque chose d’encore plus important : Quel est le rapport entre le théâtre et l’action ? Et de quelle manière faire du théâtre se rapporte à l’ambition de transformer le monde ? Moi j’ai toujours été très frappé par le texte de Marcuse, La Dimension Esthétique, où il dit :Faire de l’art, c’est toujours : ne pas faire la Révolution. Ca permet de comprendre. Les expositions d’art, par exemple, ce ne sont pas du tout des églises comme on le croit parfois, ce sont des cimetières d’ambitions révolutionnaires. Un artiste y expose comment il a géré le renoncement à l’action. Peut-être que c’est vrai pour les auteurs et aussi pour le public. Donc comment produire un art qui ne soit pas une manière de ne pas agir. C’est une question que se pose beaucoup Edouard Louis par exemple…

Comment produire un art qui ne soit pas une manière de ne pas agir.

FB – J’ai un peu dû penser aussi au théâtre, quand j’ai lu le chapitre sur Fanon, dans ton livre, où il fait la critique des cultes afro-américains qui sont considérés comme oppositionnels par rapport au discours chrétien dominant mais en même temps, ces cultes qui ont été permis par les prêtres catholiques, pendant la colonisation ont un effet de soupape. Dès qu’on permet cet élément contre-culturel, ça aide aussi à rendre plus supportable la souffrance. Je trouve parfois, dans le théâtre, dans ce culte, soi-disant subversif et contre-culturel, il y a une volonté critiquer, mais à la fin cela revient à une affirmation du système. Peut-être c’est simplement plus efficace de commencer un mouvement social pour dénoncer la fausseté du monde, de créer un parti politique, parce que l’art et la pensée n’y contribuent pas vraiment.

GdL – Donc la question que tu poses, c’est : est-ce que ça sert à quelque chose de faire du théâtre ?

FB – Et est-ce que ça sert à quelque chose de faire de la philosophe ? Surtout si l’art et la philosophie définissent en fonction de leur capacité de « libérer l’homme des servitudes qui pèsent sur lui ».

GdL . La philosophie et la sociologie, oui ça sert, absolument. Par contre, si jamais on a un diagnostic d’une certaine forme d’inutilité d’une pratique artistique, comme tu le décris, ça veut dire qu’il faut transformer ce que ça veut dire faire du théâtre. Il faut toujours mettre la politique et l’éthique en premier. Et à partir de ça, interroger les formes artistiques, politiques, esthétiques et ne pas récupérer ni fétichiser les formes telles qu’elles nous sont données par l’Histoire. Donc si tu décris un moment de perte de l’efficacité politique du théâtre aujourd’hui, c’est un point de départ pour le réinventer.

 

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